Comment aborder aujourdâhui lâĂ©pineuse question de la vision de lâavenir dans lâart contemporain ? Câest par un cycle de quatre expositions que le curateur amĂ©ricain Chris Sharp sâattaque Ă cette problĂ©matique classique mais dont les termes ont Ă©tĂ© reformulĂ©s Ă lâĂ©poque actuelle. AprĂšs les deux premiers volets Ă la fondation Giuliani (« The Promise of Melancholy and Ecology ») et au Parc Saint LĂ©ger (« The Promise of Multiple Temporalities »), et avant lâouverture du quatriĂšme volet Ă De Vleeshal (« The Promise of Literature, Soothsaying and Speaking in Tongues »), lâexposition du CrĂ©dac, « The Promise of Moving Things », dĂ©cline lâidĂ©e de promesse dans sa relation Ă lâobjet. Bien que chacun de ces quatre projets soit indĂ©pendant des autres, lâensemble est traversĂ© par des questionnements, des doutes et des obsessions communs aux artistes rĂ©unis par Chris Sharp : ce sera, notamment, un rapport au monde, Ă lâĂ©cologie et au temps placĂ© sous lâangle de la matiĂšre ; une sorte de nouveau matĂ©rialisme, inspirĂ© par les philosophies de lâobjet du type « Ontologie orientĂ©e objet ».
Si le genre de lâanticipation a explorĂ© les moindres recoins de la relation de lâhomme Ă la technique (robots, TroisiĂšme Guerre Mondiale et voyages dans le temps en tĂȘte de liste), lâexposition du CrĂ©dac a le mĂ©rite de situer le fantasme de lâavenir Ă un niveau Ă la fois plus modeste et plus complexe : ni visionnaires ni prophĂštes, les artistes invitĂ©s ne contemplent pas le monde depuis un point de vue privilĂ©giĂ© ; bien au contraire, on a la sensation quâils appartiennent de façon organique au monde et aux choses, tout comme leurs Ćuvres. Entre eux-mĂȘmes et les objets quâils crĂ©ent ou observent, sâĂ©tablit un continuum plus quâune diffĂ©rence dâordre ontologique. Ainsi les « objets qui bougent » que lâon peut voir au CrĂ©dac ont tous leur vie propre ; Ă©volutifs, auto-gĂ©nĂ©rĂ©s, anthropomorphisĂ©s, ils sâoffrent moins au regard du visiteur quâils ne lui imposent une forme de prĂ©sence indiffĂ©rente.
DĂšs le hall dâaccueil, le rĂ©seau Ă©lectrique de voiture rampant au plafond de Michael E. Smith joue de sa ressemblance avec les artĂšres dâun Ă©corchĂ© ; de mĂȘme que les blocs de rĂ©sine rosĂątre de Nina Canell, en sâeffondrant lentement sur des morceaux de bois dressĂ©s comme des piquets, rappellent avec sensualitĂ© la matiĂšre de la chair. Sans ĂȘtre figuratives ni narratives, ces Ćuvres parviennent Ă rendre la frontiĂšre entre objet et corps poreuse, et donner la sensation que plutĂŽt que dâavoir Ă©tĂ© crĂ©Ă©es par un auteur, elles se sont gĂ©nĂ©rĂ©es dâelles-mĂȘmes, dans une forme de croissance organique un peu monstrueuse.
Chez Antoine Nessi, on retrouve le goĂ»t de Michael E. Smith pour le matĂ©riau industriel alliĂ© Ă une sĂ©rie de formes tubulaires et gonflĂ©es autour dâun vide central, dont la fonction reste obscure. Ces objets fabriquĂ©s par Nessi ont lâair dâavoir Ă©tĂ© empruntĂ©s Ă une machine inconnue ; ils jouent du contraste entre lâarrondi de leurs formes dâorganes et lâaspect brut de leur finition, couturĂ©e de traces sombres de soudures. À la mi-parcours, le film dâAlexander Gutke reprĂ©sente lâexpĂ©rience dâune bande de film 35 mm entrant et sortant en boucle de son projecteur ; dĂ©mesurĂ©ment agrandie, cette boucle prend une dimension quasi mystique en jouant sur les clichĂ©s des reprĂ©sentations cinĂ©matographiques en vue subjective dâune Ăąme quittant son enveloppe charnelle. Le procĂ©dĂ© rappelle la croyance qui lie, depuis ses dĂ©buts, le mystĂšre de lâimage photographique Ă celui de lâĂąme humaine, comme si, en capturant lâimage de lâĂȘtre, la pellicule photosensible gardait un petit supplĂ©ment de son Ăąme1.
La forme dâanimisme contemporain que dĂ©fend le curateur de lâexposition prend tout son essor dans la grande salle de lâexposition, avec lâinstallation de Hans Schabus, Konstruktion des Himmels. Autour dâune lampe dâarchitecte Ă©tendue au sol, Schabus a placĂ© des boules de cire reprenant la composition de la constellation dite de « lâAtelier du Sculpteur ». Lâartiste autrichien cite souvent dans son travail son propre atelier de Vienne, Ă©toile de rĂ©fĂ©rence de sa propre constellation personnelle, comme une sorte dâĂ©talon de mesure de ses installations en contexte dâexposition. Ici, la matiĂšre fragile de la cire posĂ©e Ă mĂȘme le sol donne la sensation que la constellation en question, librement interprĂ©tĂ©e par lâartiste, est avant tout un appel Ă cet espace privĂ©, presque une incantation.
Quasi intĂ©gralement au niveau du sol, sobre et discrĂšte, cette exposition difficile Ă photographier est le contraire dâune dĂ©monstration spectaculaire ; dâautant que la grande force du projet tient sans doute dans la relation des Ćuvres Ă lâarchitecture dâusine dĂ©saffectĂ©e du CrĂ©dac. Comme le souligne Chris Sharp, chacune de ces Ćuvres pourrait avoir Ă©tĂ© trouvĂ©e sur place tant elles sâinscrivent dans une esthĂ©tique industrielle (ce Ă quoi renvoie, de façon presque trop Ă©vidente, une autre Ćuvre de Michael E. Smith, un masque de soudeur transpercĂ© par une scie). Si promesse dâavenir il y a, elle semble Ă©maner des Ćuvres elles-mĂȘmes, spontanĂ©ment, presque au dĂ©triment de leurs crĂ©ateurs qui nâauront Ă©tĂ© que les vecteurs dâune volontĂ© de croissance irrĂ©sistible venue des objets eux-mĂȘmes, les rĂ©els auteurs de cette exposition.
The Registry of Promise – 3 : The Promise of Moving Things
Nina Canell, Alexander Gutke, Michael E.Smith, Antoine Nessi, Mandla Reuter, Hans Schabus
Commissaire : Chris Sharp
Exposition au Crédac, Ivry-sur-Seine, du 12 septembre au 21 décembre 2014
- « Ne nous bornons donc pas Ă dire, comme nous le faisions plus haut, que la mystique appelle la mĂ©canique. Ajoutons que le corps agrandi attend un supplĂ©ment d’Ăąme, et que la mĂ©canique exigerait une mystique. Les origines de cette mĂ©canique sont peut-ĂȘtre plus mystiques qu’on ne le croirait ; elle ne retrouvera sa direction vraie, elle ne rendra des services proportionnĂ©s Ă sa puissance, que si l’humanitĂ© qu’elle a courbĂ©e encore davantage vers la terre arrive par elle Ă se redresser, et Ă regarder le ciel. » Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, PUF, 1932. [↩]