Le monde religieux est un monde chiffré qui vient, depuis l’antiquité, écrire le secret et la raison du divin dans les choses. Dieu communiquerait avec les hommes au travers d’un langage inscrit dans la nature. Chez les juifs, peuple du livre chez lesquels on dit « je lis » pour « je comprends », chez lesquels on ne jette pas un livre mais on l’enterre, cette science de l’interprétation passe évidemment par le livre. Non seulement « au commencement était le verbe » mais le monde est écrit et créé avec les lettres de l’alphabet.
Le mot kabbale dérive du verbe hébreu leqabbel qui signifie accueillir ou recevoir. La kabbale est l’étude, la pratique et l’enseignement traditionnels juifs de la transmission ou plutôt de la réception mystique de ces messages divins. Il se pratique notamment par la guématria ou art de correspondance entre les mots, leurs valeurs numériques et d’autres mots, d’autres sens, d’autres valeurs numériques. C’est que, comme leurs cousines antiques grecques et romaines, les lettres hébraïques proposent une numération littérale. C’est à dire que les lettres sont aussi des chiffres. Le texte antique est donc un document chiffré dans lequel un message cryptique peut se révéler. traduction, interprétation, révélation, transmission…
Par exemple le mot Adam, premier homme, signifie rouge, la première des couleurs, la couleur par excellence. Comme le rappelle Marc Alain Ouaknin dans Mystères des chiffres, 2003, il s’écrit ADM, soit les chiffres 1, 4 et 40, et une somme ou guématria de 45. Le nombre 45 s’écrit avec les deux lettres mèm et hé, se lit ma et signifie « quoi ? ».
L’homme ne serait pas seulement cet homme en erection (erectus), cet homme qui fabrique (faber), cet homme habile (habilis). L’homme descendrait, comme le dit Daniel Bougnoux, du signe. Il serait condamné à signifier le monde pour le rencontrer, pour le comprendre, pour l’emporter avec lui.
Masculin, en hébreu zakhar, possède une valeur numérique de 227 qui s’écrit ké-or, soit « comme la lumière ». Féminin, en hébreu nequéva, a une valeur de 157 correspondant à l’expression « comme la réception » : ké-qabbala. Comme la réception de la vie ? de la lumière ? Le lien vital et créateur entre principe masculin et féminin, non la somme, mais la différence est de 70, comme la valeur de SOD, le secret…
« Que nul n’entre s’il n’est gĂ©omètre » la tradition veut que cette phrase ait Ă©tĂ© gravĂ©e Ă l’entrĂ©e de l’AcadĂ©mie, l’école fondĂ©e Ă Athènes par Platon. Il y a longtemps que des grecs barbus enroulĂ©s de draps cherchent de secrètes correspondances du monde et des mathĂ©matiques, par exemple entre des mesures et des sons, dĂ©couvrant, comme le fit Pithagore, qu’une corde coupĂ©e en deux sonnera un octave plus haut. Il y a une histoire du rĂ©el computationnel qui semble aujourd’hui triompher avec la rĂ©volution numĂ©rique et l’extension de l’économique Ă toutes les dimensions de la rĂ©alitĂ©.
Aujourd’hui justement, Raphaël Zarka cherche dans le réel dégradé des skate parcs, des terrains vagues et des zones portuaires des vestiges archéologiques de la géo-métrie, c’est à dire de la numérisation du monde plus ou moins idéale, de cette existence de la perfection d’un grand Autre, et par exemple dans ces extravagants rombicuboctaèdres qui sont notamment l’emblème de Luca Pacioli, mathématicien renaissant fameux, auteur du traité de géométrie dit de Divina Proportione…
illustrations : Raphaël Zarka, Les Formes du repos #1, impression jet d’encre 70*100 cm, 2001 ; Rhombicuboctaèdres (Réplique n°1), bois brut, 145*145*290 cm, 2007