Lorsque Donald Woods Winnicott pense à la constitution de la scène primitive du monde phénoménal chez le tout petit enfant, il évoque le travail d’une mère ou de tous ceux qui peuvent occuper cette fonction. La fonction-mère, si elle « assez bien (good enough) » assurée, doit être capable d’engager le bébé dans une expérience paradoxale du monde qui tient du jeu dans son sens de processus ouvert (playing) plus que de partie réglée par des lois et une finalité données (game)1. D’un côté la mère doit, par son attention, par son dévouement de tous les instants, proposer à l’envi son sein nourricier comme prolongement du corps-même de l’enfant. Cette omnipotence arrangée qui est selon Winnicott « presque un fait d’expérience » constitue l’extériorité du « non-moi » du tout petit d’homme dans un accord complet avec ses projections, ses désirs subjectifs : avec ce que Sigmund Freud a appelé le « principe de plaisir »2. Mais la mère doit aussi savoir, dans une tractation subtile avec l’enfant, refuser, retarder, différer, distribuer sans trop de heurts la délivrance du corps désiré. Ainsi peut se constituer une extériorité qui se détache, qui se diffère de la subjectivité du bébé dans la constitution d’un monde objectal distinct, d’un ordre objectif externe, de ce que Freud a appelé le « principe de réalité ».
Selon Winnicott, ce jeu relève d’une négociation, d’une tension, d’une création dynamique entretenues qui sont autant le fait de l’arbitrage de la fonction de mère-médiatrice-objet que de l’activité perceptive de l’enfant-sujet. L’ordre objectal-objectif des objets du monde se définit par une « aire intermédiaire d’expérience ». Cet espace est un espace de transition, un espace « transitionnel » qui peut prendre la forme d’un objet extérieur, d’une partie du corps : un pouce, une peluche plus ou moins puante et élimée. Cet espace est fait de l’intermédiation entre la volonté de puissance subjective d’invention du réel, la « réalité intérieure », « la réalité psychique interne » du bébé, et la contrariété objective de la résistance d’une extériorité autonome, d’une « vie extérieure » ou d’un « monde externe tel qu’il est perçu par deux personnes en commun ».
Si le médiateur joue bien son rôle, il parvient à situer le monde phénoménal c’est-à -dire le monde des tenants-lieu, des truchements, des « illusions », des « fantasmatisations », le monde « culturel » des signes qui double le monde des objets, entre frustration, angoisse, traumatisme et hallucination. Si le jeu est « remporté » par le couple d’agents de la transitivité « cette aire n’est pas contestée, car on ne lui demande rien d’autre sinon d’exister en tant que lieu de repos pour l’individu engagé dans cette tâche humaine interminable qui consiste à maintenir, à la fois séparées et reliées l’une à l’autre, réalité intérieure et réalité extérieure ». « Si tout se passe bien » l’espace transitionnel c’est-à -dire, en un sens, l’espace sémiotique de médiation est « une aire neutre d’expérience qui ne sera pas contestée » ou « questionnée » autrement que par le sage ou le sémioticien qui s’obstinent à regarder ce doigt qui montre la lune.
Mon esprit peut-être trop généralisant me pousse à poursuivre le rapprochement qu’établit Winnicott entre espace transitionnel et scène primitive de l’expérience culturelle en tentant une comparaison entre cette « mère de lecture »3 joueuse et rassurante et le graphiste, garant des bonnes médiations scripturales. Cette mère « assez bonne » qui s’ingénie à mettre en place un dispositif confortable qui n’ait pas à être questionné comme réalité projetée par le lecteur à partir d’une matière complexe construite4 peut nous faire penser à la figure — ô combien maternelle5 et peut-être infantilisante – de Beatrice Warde réclamant une typographie invisible6 .
Mais pour Winnicott, la figure maternelle permet ce dépassement rassurant de la phénoménologie de la perception à la fois en effaçant et en affirmant, comme une sorte de metteur en scène, la résistance et l’extériorité de distanciation7 de ce qui devient un théâtre du monde phénoménal dans lequel, précisément, on joue.
- Donald Woods Winnicott, « Objets transitionnels et phĂ©nomènes transitionnels » et « La localisation de l’expĂ©rience culturelle », Jeu et rĂ©alitĂ©, Gallimard, Paris, 1975 (1971), en particulier pp. 27 Ă 49, puis 177 Ă 191 [↩]
- Sigmund Freud, « Formulations sur les deux principes du fonctionnement psychique », RĂ©sultats, idĂ©es, problèmes I, 1890-1920, Presses Universitaires de France, Paris, 1991 (1911) [↩]
- Les latines mater lectionis ou « mères de lecture » sont les signes diacritiques utilisĂ©s dans certaines formes de l’écriture consonantique, notamment hĂ©braĂŻque, qui indiquent la vocalisations des mots dont ne sont notĂ©s que les consonnes. [↩]
- par l’auteur de l’écriture du texte, par l’auteur de son inscription et de sa rĂ©ception, Ă la fois graphiste-typographe, Ă©diteur, imprimeur, relieur, papetier, dessinateur de caractère, concepteur de logiciel, de presse ou de composeuse fondeuse, critique littĂ©raire, bibliothĂ©caire ou libraire pourquoi pas [↩]
- mĂŞme si Ă ma connaissance elle n’a pas eu d’enfant. [↩]
- Henry Jacob (ed.), Beatrice Warde, « Le gobelet de Cristal, ou la typographie (devrait ĂŞtre) invisible », The Crystal Goblet. Sixteen essays on typography, The World Publishing Company, Cleveland and New York, 1956 (1930-1932), pp. 11-17, http://users.clas.ufl.edu/burt/%20%20%20%20%20%20Materialities%20of%20text%20paper%20persons%EF%80%A8/Beatrice%20warde%20typography%20crystal.pdf consultĂ© le 02.07.2018 [↩]
- Je me permets un nouveau jeu de mot entre la distance que prend la mère avec les dĂ©sirs impĂ©rieux de l’enfant et la stratĂ©gie de distanciation revendiquĂ©e par la dramaturgie de Bertolt Brecht. [↩]