Fiac, 1991. C’est bien malgré lui, venant vérifier la bonne installation de la nouvelle œuvre de sa compagne de l’époque, Ann-Veronica Janssens, que l’artiste belge Michel François se trouve happé par une dispute opposant le directeur du Centre Pompidou, Dominique Bozo, et le directeur du Frac Pays-de-la-loire, Jean-François Taddei. Au centre du débat, l’œuvre d’Ann-Veronica Janssens, « Absence d’infini », que Dominique Bozo accuse d’être le plagiat d’une œuvre de Michelangelo Pistoletto datant de 1966 (et que Pompidou vient d’acquérir), « Mètre cube d’infini » : dans une œuvre comme dans l’autre, 6 miroirs de 1m x 1m sont agencés ensemble pour former un cube, l’étain braqué vers l’intérieur, inaccessible au regard de l’amateur.
Cas d’école qui donnera le point de départ au projet «Faux jumeaux» de Michel François au SMAK de Gand, entre 2008 et 2010, c’est l’artiste Pierre Paulin, un soir, au Progrès, l’automne dernier, qui nous le rappelle alors que Jason Hwang et moi-même avions pris pour habitude (et procédé) d’interroger notre entourage, en présence d’alcool, au sujet d’exemples d’œuvres identiques réalisées par des artistes différents sans connaissance de cause, à distance géographique et dans le temps : « Specific object specific object » collectait ainsi, de cette façon, une série de cas d’œuvres existant en double ou plusieurs exemplaires (en autant d’exemplaires qu’il y avait d’auteurs différents et fautifs du même geste).
« Specific object specific object » est l’idée d’une seule exposition au sein de laquelle, au fil du temps, les œuvres sont remplacées par d’autres (une par une, en lieu et place) sans que le projet de l’accrochage, tant conceptuel que formel, n’en soit altéré. L’exposition ne diffère jamais dans le temps, elle reste identique à elle-même, bien que les œuvres, elles, soient renouvelées petit à petit, semaine après semaine, se superposent et se succèdent : « Le critère absolu pour le choix d’un couple/groupe d’œuvres est : l’une peut être substituée par l’autre sans provoquer d’interruption sensible, tant d’un point de vue conceptuel que formel, au sein du projet global et de l’accrochage de l’exposition ».
Irrationalité et champs de dispersions
Ce que tente d’établir « Specific object specific object » est une collection (documentaire, dé-matérialisée) de parentés1 : les photographies de scanner d’aéroports de Walead Beshty et Éric Baudelaire ; les horloges de Christian Marclay et Étienne Chambaud ; Nina Beier et Peter Jackson ; les livres de Yann Sérandour et Aurélien Froment ; Eden Morfaux et Raphaël Zarka ; Seth Price et Susanne Bürner ; Sol LeWitt, Martin Creed et Ryan Gander ; Frank Stella et Lygia Pape… Si l’on admet que l’« Environnement » de Luc Peire (présenté à la Biennale de Venise de 1965) et le cube de Pistoletto (1966) sont des œuvres identiques, d’échelles différentes (Pour l’une, le visiteur est contenue dans le cube miroitant, pour l’autre, les visiteurs sont tenus à l’extérieur), alors substituer Peire à Pistoletto, à un point donné dans le temps d’une exposition, correspondrait à l’opération spectaculaire consistant à pénétrer à l’intérieur du cube de l’artiste italien.
« Specific object specific object » admet la “similarité” des œuvres en question comme un fait irrationnel sous deux aspects : tout d’abord le phénomène lui-même et son improbabilité miraculeuse (le merveilleux d’un tel phénomène semble échapper à la raison bien qu’il puisse être rattrapé par les probabilités ou la sociologie ; le phénomène lui-même n’est pas lié à l’art, il existe très largement dans l’histoire des idées que des inventions techniques ou des découvertes scientifiques aient été réalisées sans connaissance de cause par des personnes différentes, à distance géographique, quasi-simultanément) ; ensuite, la difficulté de justifier rationnellement ce sur quoi repose notre propre jugement pour estimer que 2 œuvres sont substituables et donc intégrées à la sélection (et c’est peut-être en réalité simplement ce que le geste de substitution tente de sublimer, cet écart inframince entre deux homothéties2)
La constitution de ces parentés d’œuvres substituables esquisse les “champs de dispersion” d’une seule et même forme dans chaque cas, d’un modèle unique, partagé, sans auteur. Chez Barthes, le « champ de dispersion est constitué par les variétés d’exécution d’une unité (d’un phonème par exemple) tant que ces variétés n’entraînent pas un changement de sens (c’est-à-dire ne passent au rang de variations pertinentes) ; les “bords” du champ de dispersion sont ses marges de sécurité ; […] en nourriture, par exemple, on pourra parler du champ de dispersion d’un mets, qui sera constitué par les limites dans lesquelles ce mets reste signifiant, quelles que soient les “fantaisies” de son exécutant »3. Lorsqu’il prend pour objet sémantique le “mobilier”, Barthes explique que sa « “langue” est formée à la fois par les oppositions de meubles fonctionnellement identiques (deux types d’armoires, deux types de lits, etc.) [C’est-à-dire deux objets ou deux formes substituables] et dont chacun, selon son “style” renvoie à un sens différent [relatif à l’Œuvre de l’artiste qui l’a produit], et par les règles d’association des unités différentes au niveau de la pièce (“ameublement”) [L’accrochage, le display] ».
Indiana jones, cet ethnographe
Lorsqu’à l’ouverture des « Aventuriers de l’Arche perdue », Indiana Jones pénètre un temple de la jungle Amazonienne pour y voler une idole (à laquelle il substitue, sans succès, son équivalent pondérable sur le socle pour éviter de déclencher le système de sécurité du lieu), Spielberg cite sans le savoir « L’Oreille cassée » de Tintin : À l’entame de « L’Oreille cassée », un fétiche Arumbaya est subtilisé une nuit au musée d’ethnographie avant de ré-apparaître le lendemain du vol, en lieu et place, sur son socle, accompagné d’une lettre du voleur (La statuette restituée n’est en réalité pas tout à fait identique à l’exemplaire volée, elle n’a pas l’oreille cassée. Plutôt que restitution, c’est la preuve qu’il y a substitution, et donc vol). Néanmoins, lorsqu’Indiana Jones tente de dérober l’idole, il le fait, à l’exacte figure opposée du trafiquant de Tintin, en tant qu’archéologue : il travaille à constituer une collection (Il ne vide pas, il remplit un musée, et fait œuvre de préservation). Un geste qui détermine donc plusieurs actions ultérieures liées à la pratique muséographique : agglomérer de l’information sur le bien (c’est-à-dire en produire une description), lui attribuer une valeur (tant symbolique, esthétique, historique que marchande), le classer (au sein d’un système de valeurs donc), et le conserver (c’est-à-dire le stocker).
L’Arche d’Alliance justement, quant à elle, retrouvée au terme du film, la dernière scène nous la présente sous scellés, dans une boîte de transport, anonymement emportée vers les rayons d’un immense hangar de stockage rempli de boîtes identiques, comme pour en suggérer l’existence de multiples copies (ou, à tout le moins, d’un nombre conséquent d’objets de même valeur). Dans les réserves mêmes d’une institution, au cœur d’un accrochage muséal permanent, ou chez un collectionneur privé, la substitution d’une œuvre par une autre pourrait être proposée et prendrait un sens encore différent ; avec l’ambition de réitérer l’opération dans plusieurs collections et plusieurs pays, comme une série de gestes dispersés et non plus comme le rassemblement ponctuel de ces groupes d’objets identiques au sein d’une exposition. Un temps déterminé, deux collections accepteraient de conserver une œuvre qui n’est que le reflet de celle dont elles ont la propriété, en lieu et place de celle qu’elles possèdent l’une et l’autre. Et dans ce cas, toute la question posée se résume ainsi : que possèdent-elles donc en fait vraiment finalement ? Un auteur plutôt qu’une œuvre ? Et par voie de conséquence, quel en est le sens et la valeur ?
- Voir sur le sujet le site internet Covers & citations : http://search.it.online.fr/covers/ [↩]
- Ici, le terme “homothétie” est à prendre dans le sens d’une “image projetée identique à son modèle, (ré-)associable à celui-ci par la transformation homothétique qui les sépare”. Mais le terme “homothétie” peut être aussi interprété plus classiquement, comme “transformation” : deux œuvres identiques seraient en fait deux transformations homothétiques d’ampleurs différentes d’un modèle tiers, unique et commun (Penser ici à Peire et Pistoletto) [↩]
- Éléments de sémiologie, Roland Barthes, 1964 [↩]