Oracular Vernacular de Mathias Schweizer (2014) bombarde dâeffluves lancinantes, dâamalgames discordants, un no manâs land dĂ©goulinant de couchers de soleil paradisiaques. Apocalypse Now : la beautĂ© du dĂ©sastre comme scĂšne dâintrigues1.
Lâaffiche est un espace virtuel Ă modeler. Dans Oracular Vernacular, MS « arc-en-cielise » un paysage dâinquiĂ©tudes, un panorama bascule2, un paysage intĂ©rieur en rĂ©volte, oĂč lâhumour Mikado (barre chocolatĂ©e) est tout aussi dĂ©sabusĂ© que lâappel Ă la trĂȘve menĂ© par un drapeau blanc, salement tailladĂ©, dĂ©naturant un bĂąton de Mikado (jeu miniature). La cacophonie explose de toute part, sur fond de dĂ©ferlement de couleurs, de vagues sâapaisant en sâĂ©chouant. Que de signaux ! Le rĂ©bus visuel est impossible Ă reconstituer. Il ne sâagit pas ici de le clarifier, mais de sâimprĂ©gner dâopacitĂ©s.
Oracular Vernacular paraĂźt conclure un ensemble dâaffiches composĂ©es par MS qui pourraient trouver, avec ce diptyque3, comme une logique inĂ©luctable. Cette affiche pour Marseille Modulor, Centre dâart de la CitĂ© radieuse, met en abyme une dizaine dâaffiches du graphiste. Toutes entretiennent un attachement certain Ă la picturalitĂ© comme espace majeur de la reprĂ©sentation. Peut-ĂȘtre, pour lire cette affiche, faudrait-il remonter le flux de cette suite dâaffiches et Ă©tablir quelques passerelles avec certains traits caractĂ©ristiques de la peinture, en commençant par celle du Quattrocento, oĂč apparaissait un changement de conception picturale, oĂč « lâespace harmonieux et construit sâimposait Ă tous »4
Les peintres au dĂ©but de la Renaissance se sont beaucoup attardĂ©s sur des dĂ©tails ou des textures secondaires : les bas-cĂŽtĂ©s, les drapĂ©s, les marbres du sol, des murs, les revĂȘtements pariĂ©taux⊠Ils se sont passionnĂ©s pour « lâinĂ©puisable richesse de dĂ©tails que nous offre le monde visible »5. On pourrait Ă©voquer Paolo Uccello et ses corps Ă facettes nommĂ©s « mazzocchio » qui cherchent Ă rĂ©soudre, grĂące Ă la perspective, lâinscription du volume construit dans la surface Ă deux dimensions du tableau, de la fresque. Ou encore, Antonello de Messine et lâattention quâil « accorde aux textures, Ă lâĂ©piderme des choses »6, par exemple pour Saint JĂ©rĂŽme dans un intĂ©rieur (1475).
Au Quattrocento, lâattention au dĂ©tail7, à « lâĂ©piderme » participait Ă Ă©laborer le « tableau-fenĂȘtre », surface Ă perspective et Ă illusions. Les peintres mettaient en place un « matĂ©rialisme », solide et enveloppant, une « douceur sur le visible » qui sert souvent de toile de fond aux productions contemporaines de MS. Avec le graphiste, les dĂ©tails, les fragments, les Ă©lĂ©ments pariĂ©taux ou tissĂ©s investissent lâensemble de la surface Decaux. Le macro du mineur ou lâinsignifiant de la structure deviennent lâunique sujet. Lâeffet marbre se suffit Ă lui-mĂȘme. Lâobsession du motif rĂ©vĂšle la patience dâun geste qui explore son « cosmos » dans une fantasmagorie qui est aussi un implacable dĂ©cryptage de la sociĂ©tĂ© contemporaine. Nombre dâimages de MS rĂ©interrogent nos schĂšmes reprĂ©sentatifs et troublent lâordre des spatialitĂ©s issus de nos diffĂ©rents Ă©crans 2D dans des paysages en crise et une hybridation des technologies anciennes et contemporaines. Dans son attachement au visible, MS amplifie chaque trait, exagĂšre chaque rĂ©plique. Lâoutrance maniĂ©riste sâimmisce dans lâordre du visible et lĂ©zarde la paisible surface harmonique. Le dĂ©cor fait masse et tient lieu de spectacle.
Pour Mur (saint Jean) (2012), MS fabrique en grisaille un trompe-lâĆil. Il a scannĂ© une Ă une des pierres pour reconstituer un mur non cimentĂ©, « transformant la rĂ©alitĂ© en objet virtuel, en espace de projection »8. Lâaffiche est symboliquement un mur intĂ©rieur (MS fait rĂ©fĂ©rence Ă son pĂšre architecte et Ă la maison de son enfance) et un mur aveugle de pavĂ©s : un graphiste lutte pour Ă©chafauder son parcours et poursuit lâidĂ©e utopique que lâaffiche peut ĂȘtre une pierre fondamentale Ă lâĂ©ducation (ou Ă la rĂ©volte) des citoyens. Lâaffiche, reflet dâune sociĂ©tĂ©, passe de la fenĂȘtre ouverte sur le monde Ă lâopacitĂ© emmurĂ©e. Lâaffiche accuse sa matĂ©rialitĂ© de support. Elle revendique sa rĂ©alitĂ© constituante, le mur.
Ryan Gander, dans une sĂ©rie rĂ©cente de sculptures en rĂ©sine de marbre9 , anoblit des cabanes, Ă lâinstar de celles que sâinventent constamment les enfants avec des chaises, des bouts de bois, avec tout ce quâils trouvent Ă proximitĂ© dâeux et quâils recouvrent dâun drap10 . Les enfants sâenveloppent dans ce voile de sĂ©curitĂ© qui les met Ă lâabri du regard des adultes, qui les blottit dans leur imaginaire. Mais les cabanes de Gander Ă©voquent Ă©galement les protections dâinfortune des sans-abris. TransposĂ©es dans un musĂ©e, elles certifient la supercherie, elles sont piĂ©gĂ©es par le marbre. Aucune ouverture. Le drapĂ© fait bloc. Les cabanes sont impĂ©nĂ©trables. Comme les images drapĂ©es de MS, comme ses paysages impossibles Ă habiter. Les espaces piĂ©gĂ©s de MS nous placent toujours face Ă un mur.
Dans La Descente de Croix de Van der Weyden (1435), lâĆil est pris entre les traits lisses dâune humanitĂ© souffrante et les gammes des variations sans fin du pli. Il est fascinant de scruter le phĂ©nomĂšne « pli » dans les matiĂšres non pliables (la rĂ©sine de Gander, le marbre de PietĂ de Michel Ange (1498-1499) ou les drapĂ©s dâune peinture bien tendue dans son cadreâŠ). « Toujours un pli dans le pli, comme une caverne dans la caverne. LâunitĂ© de matiĂšre, le plus petit Ă©lĂ©ment de labyrinthe, est le pli, non pas le point qui nâest jamais une partie mais une simple extrĂ©mitĂ© de la ligne »11 . Accolant les mots plis et caverne, Gilles Deleuze Ă©voque aussi12 le pli13, comme zone de repli, comme cellule premiĂšre, un bloc protĂ©geant.
Lâaffiche recto-verso Pieta (2011) est une composition syncrĂ©tique14, accumulation arrangĂ©e de drapĂ©s issus de tableaux conservĂ©s au Prado (fragments de tableaux scannĂ©s dâaprĂšs des catalogues). Lâaura des Ćuvres dâart se poursuit dans la rĂ©appropriation du temps Ă saisir le pli. Pieta est lâimage dâune empreinte, un suaire reproductible, un linceul Ă double face de corps dâhumains repliĂ©s, de pleureurs disparus⊠Souvent dans ses accrochages, MS laisse ses affiches pendre sur un bout de bois, flottant au vent. Le pli du papier se rĂ©pand. Lâaffiche devient drapĂ©, presque un bas-relief.
Dans Smoke (2009), MS trame un Ă©cran cotonneux et nuageux, un Ă©cran doux et fumigĂšne quâil est impossible de traverser. Le graphiste explore et capture des images de nuages sur internet pour donner forme Ă un « cataclysme virtuel ». Le procĂ©dĂ© est identique Ă Pieta. Ă partir dâimages reproduites (dans des livres, sur la toile) est crĂ©Ă© une mĂ©ta-image, entre image piĂšge (dâautres images) et image cataclysme (dâun monde aux aguets). Le graphiste travaille la matiĂšre image inlassablement jusquâĂ atteindre un degrĂ© dâabstraction et dâimmatĂ©rialitĂ©, quand bien mĂȘme il demeure dans un registre figuratif. Certaines de ses images rĂ©gĂ©nĂšrent lâimpression de sfumato. Les brumes, les strates, les couches, les nĂ©bulositĂ©s entrent en osmose. Si, au Quattrocentuo, le sfumato participa Ă lâeffet de la perspective15, il amĂšne ici une toute autre profondeur : la profondeur des abĂźmes rĂ©duite Ă son extĂ©rioritĂ©. Ă lâhorizon, derriĂšre le coucher de soleil, il y a encore un coucher de soleil.
Pour le festival Ă©lectro Calvi on the rocks (juillet 2009), MS, grĂące Ă des snapshots de vues de la Corse (et dâautres ailleurs exotiques), reconstruit un paysage paradisiaque de lâĂźle (quâil ne connaĂźt pas). Ciel Ă©toilĂ©, coucher de soleil, les plages corses font rĂȘver16, mais en bas de lâaffiche, un dĂ©calage incongru â un double de la partie basse de lâimage en noir et blanc â fait tĂąche. Ce dĂ©cadrage marginal perturbe la lecture du jeu de strates de plages se superposant jusquâĂ la ligne dâhorizon, seule ligne stabilisĂ©e.
Que devient un graphiste, quand Ă travers la carte postale quâon lui commande â un Ă©vĂ©nement culturel est toujours reliĂ© Ă un lieu â, il ne sait plus ĂȘtre inoffensif ?
Au dĂ©but du 20e siĂšcle, les affiches touristiques suisses contaient la beautĂ© helvĂšte de façon symbolique17, romantique18 ou selon les prĂ©ceptes de la Nouvelle typographie19. Aujourdâhui, elles sont juste touristiques et localisent prĂ©cisĂ©ment des zones dâattraction. Quelques affiches publicitaires invitent au dĂ©paysement mais ce dĂ©placement se restreint de plus en plus Ă une proximitĂ© rĂ©gionaliste. Dans les couloirs du mĂ©tro parisien, le passant est davantage invitĂ© Ă dĂ©couvrir les crocodiles du Pays du Futuroscope plutĂŽt que ceux dâĂgypte20. LâidĂ©e dâaventures et de dĂ©couvertes de contrĂ©e lointaine mute21.
Quel peut-ĂȘtre le concept de dĂ©couverte en 2015 ? Quel coin du monde nâaurait pas encore Ă©tĂ© photographiĂ© dans cette sociĂ©tĂ© mĂ©ga-touristique/pixellisĂ©es/googlisĂ©e ?
Les Ăźles paradisiaques sont des leurres publicitaires pour des consommateurs Ă la recherche dâespaces sauvages. Les parcelles exotiques ont perdu leur nature enchanteresse, de leur prĂ©tendue rĂ©vĂ©lation dâhumanitĂ©. Ces contrĂ©es lointaines sont minĂ©es par dâautres images, celles de tsunamis, celle de la misĂšre du peuple local, des dĂ©rives Ă©cologiques⊠Les images continuent dâaffluer sur les smartphones22, quel que soit le lieu oĂč lâexplorateur a dressĂ© son camp. Robinson CrusoĂ© est condamnĂ© Ă la terre ferme. Johny Depp a achetĂ© la derniĂšre Ăźle. Les complexes hĂŽteliers de luxe (ou les riches puissances) possĂšdent ces Ăźles comme des terres de dĂ©marcation. Ils se les Ă©changent, les font sortir de lâeau. Les autres Ăźles (de RĂ©, des MoinesâŠ) accueillent des milliers de rĂ©fugiĂ©s dont la quĂȘte la moins dramatique est de se fondre dans les Ă©lĂ©ments naturels23. OĂč se mesurer Ă la solitude et Ă la beautĂ© du monde ? DerriĂšre son Ă©cran, ses Ă©crans. Notre ordinateur agglutine des images de paysages lointains (en fond dâĂ©cran). Les contrĂ©es lointaines nâexistent plus, elles sont le concept dâune Ăšre rĂ©volue.
MS fissure la luminositĂ© des paysages auquel lâhomme-moderne du dĂ©but du 20e siĂšcle pensait se mesurer. Il bombarde le sentimentalisme des paysages idylliques. Les peintres du Quattrocento peignaient des ouvertures sur le monde, MS peint des refuges piĂ©gĂ©s. Il peint un illusionnisme concret et sociĂ©tal. Ce nâest pas une bataille entre trois mondes (le monde rĂ©el, lâespace numĂ©rique, leur concrĂ©tisation industrielle), mais un champ Ă©lectrostatique, territoire fictionnel et frictionnel de crĂ©ativitĂ©. CrĂ©er des images demeure peut-ĂȘtre la seule rĂ©serve naturelle pour dĂ©couvrir des paysages nouveaux. « VoilĂ oĂč nous en sommes toujours, notre rĂ©alitĂ© se dĂ©couvrant Ă la lisiĂšre de lâimaginaire, notre vie se jouant au bord de lâirrĂ©alitĂ© » Ă©crit Annie Le Brun pour Soudain un bloc dâabĂźme, Sade24.
La solitude sature Oracular Vernacular. Il ne subsiste sur les coins de plages que des traces dispersĂ©es dâune humanitĂ© disparue. Depuis le personnage Chocaumont (pour le Festival de lâaffiche et du graphisme de Chaumont, 2007) ou Malamerde (pour Une saison graphique, Le Havre, 2009) les monstres mascottes semblent fuir le monde de M S. Ses colosses, ses « pantins »25 ont peut ĂȘtre cognĂ©, piĂ©tinĂ© trop mĂ©chamment un environnement qui se met Ă vaciller. Ainsi la solitude est-elle dans ce mur de pierres, dans ces nuages de plomb, dans ces vagues, dans ce travail patient de construction, de dĂ©construction de paysages26
Le paradigme numĂ©rique façonne cette affiche. Le graphiste coince notre regard devant un mur-Ă©cran hyper illusionniste. MS organise un tumulte, vĂ©ritable big-bang matriciel entre diffĂ©rents mondes, toujours des fragments dâimages marquĂ©es par une prĂ©cision ultra, tout nâĂ©tant que des fragments Ă caractĂšres et Ă sujets mineurs. Aujourdâhui, nous sommes de moins en moins confrontĂ©s Ă des peintures Ă touche et de plus en plus Ă des images numĂ©riques semblant « dĂ©matĂ©rialisĂ©es ». Internet, le monde publicitaire nous permettent dâatteindre les terres de lâIllusion, du moins un leurre sublimĂ© et bluffant. Dans Oracular Vernacular, les pneus sont gonflĂ©s et crantĂ©s, les enjolivers chromĂ©s, le lait goĂ»teux, les palmiers ver(t)nissĂ©sâŠ
Dans notre univers quotidien (publicitaire) toute prise de vue (imitant un dehors ou un objet) est factice. Tout paysage sâavance retouchĂ©, ensoleillĂ©, lustrĂ©. Les voitures de Renault nâexistent pas27. Il faudrait regarder les publicitĂ©s, les Ă©missions tĂ©lĂ©visuelles en se disant que dâune certaine maniĂšre, elles participent Ă effacer le monde, que le rĂ©el devient lâillusion ultime, que lâhumanitĂ© passe moins de temps Ă regarder, avec conscience et concentration, son quotidien que ses Ă©crans. La prĂ©cision de nos multiples Ă©crans participe Ă cette aspiration de lâĆil.
Quel sera, aprĂšs-demain, le degrĂ© de perfection, le nombre de pixels qui boosteront nos smartphones, tĂ©lĂ©viseurs, appareils photos ? LâĆil humain est vaincu. Mais il lâassume, avec plaisir28. La dĂ©finition des effets de rĂ©alitĂ© dans lâimage â les reflets, la profondeur, les taches, les pigments de la peau⊠â gagne chaque jour en prĂ©cision. ConsĂ©quence, lâĆil sâabreuve par une surconsommation dâillusions optiques (ou existentielles) et dâimages lubrifiĂ©es, nâoccultant pas leur lubricitĂ© constitutive et leur teneur de surface. Le monde publicitaire est dâune certaine façon constamment une cible dans lâĆuvre de MS29. « [âŠ] cinquante paires de nichons affichĂ©s dans les abribus, une Ă©norme boite de Canigou avec un chien la bite Ă lâair Ă la tĂ©lĂ©vision⊠Jâaime voler Ă la ville ses stigmates et les dĂ©tourner de leur fonction »30.
Les crĂ©ations de MS nous enclavent dans cette numĂ©risation illusionniste Ă outrance. En cela, il se rattache et met en exergue la logique de nos hypermarchĂ©s de lâimage ultralĂ©chĂ©e. Le registre du liquide, du lĂ©chĂ© et de la giclure, est particuliĂšrement rĂ©current dans la palette graphique du graphiste. Lâimage nous dĂ©saltĂšre, lâimage nous enivre. Lâimage est alimentation, omniprĂ©sente, dĂ©goulinante, aussi salvatrice quâĂ©cĆurante. La revue Toilet Paper31 a particuliĂšrement radicalisĂ© cette idĂ©e de nourriture et dâexcrĂ©tion visuelle.
Les paysages liquides de MS matĂ©rialisent une nouvelle Ă©conomie du dĂ©sir. Avec lâaffiche pour lâexposition collective au Credac, Le travail de riviĂšre (2009), la plongĂ©e voyeuriste dans cette fluiditĂ© imbriquĂ©e et dĂ©bordante Ă©voque littĂ©ralement le concept et lâinstallation Ătant donnĂ©s : 1° la chute d’eau, 2° le gaz dâĂ©clairage (1946-1966) : « En 1946, Marcel Duchamp a sĂ©journĂ© cinq semaines en Suisse en compagnie dâune de ses amies, Mary Reynolds. (âŠ) Il logeait Ă lâHĂŽtel Bellevue (âŠ), non loin de la premiĂšre chute du Forestay. (âŠ) Duchamp a photographiĂ© cette situation et il a intĂ©grĂ© cette image dans son ultime grand chef-dâĆuvre, lâinstallation Ătant donnĂ©s : 1° la chute d’eau, 2° le gaz dâĂ©clairage (1946-1966). Cette Ćuvre reprĂ©sente le 1°, la chute dâeau, comme le vagin de la nature, dâoĂč jaillit un flux, entre deux pans de montagne Ă©cartĂ©s (formant un angle ouvert) »32.
Avec Duchamp, on retrouve lâidĂ©e de paysage et la Suisse, tout comme cette nĂ©cessitĂ© de crĂ©er des indices troubles, des images ne cachant pas certaines faces obscures du dĂ©sir ou la liquiditĂ© de la jouissance. Jean-Jacques Lebel33 parlant de La vie lĂ©gendaire de Rrose Selavy, liste « concassage des certitudes et abolition des mĂ©taphores (sexuelles, doctrinales, mĂ©thodiques). Mixage des flux impĂ©rieux. Montage et assemblages pulsionnels. Odeurs polysĂ©miques. Torrents dâimages dĂ©composĂ©es, refocalisĂ©es, remontĂ©es, surmultiplĂ©es Ă lâinfini. All that. Jazz Times Flies⊠»34.
Les « riviĂšres » du graphiste sont parfois affectĂ©es dâeffets de glaciations, ralentissant lâimage, lâĂ©tirant et rĂ©vĂ©lant sa nature codĂ©e et programmĂ©e. Le navigateur contemporain se retrouve emportĂ© par des coulĂ©es dâimages, dĂ©couvrant sur un mode dâerrance des stratifications dâimages en glissement permanent35. Les « montages pulsionnels » du graphiste oscillent entre inclinaisons Ă©dulcorĂ©es et retorses. Des montagnes. Le Mont-Blanc, versant crĂšme chocolatĂ©e est un ingrĂ©dient de premier plan chez Paul McCarthy36 dans son installation performance Pinnochio Pipenose Household dilemma (1994). « Alors, Pinocchio, fouteur de merde critique ou consommateur violemment dĂ©formĂ© par la production culturelle industrielle ? Militant de la premiĂšre heure Ćuvrant Ă une prise de conscience de la condition de tout-petits de ses contemporains ou ambassadeur de lâimmaturitĂ© ?» demande Jean-Charles Massera37. Oracular/vernacular expose ce dilemme dâun graphiste manipulĂ© manipulateur.
Quelle serait la nature de cette « e-dimension » mise en place par MS dans ses affiches (on pourrait Ă©voquer une artialisation du paysage par le numĂ©rique) ? En premier lieu, la polyfocalitĂ©. Par polyfocalitĂ©, il faut entendre la multiplicitĂ© des points de vues, le morcellement des narrations, mais aussi la nature contradictoire des sentiments et des ressentiments provoquĂ©s. Lâintelligible est contrariĂ©. La nature du substrat nutritif est dĂ©finitivement hĂ©tĂ©rogĂšne : le graphiste puise ses sources dans toutes les sphĂšres visuelles (peinture, publicitĂ©, films, internet⊠images de lâinconscient personnel ou collectif), dans des espaces et des temps diffĂ©rents. « La combinaison â le legs du passĂ©, sublime et touffu, et lâunivers dâimages du prĂ©sent pluraliste, dĂ©solĂ© et vide Ă force dâavoir Ă©tĂ© trop nourri â a gĂ©rĂ© et gĂšre des intensitĂ©s Ă foyers multiples, des obscurcissements et des dissimulations, des illuminations, des mondes oniriques inquiĂ©tants et des exaltations qui prennent possession de nos corps tout en prĂ©servant la distance qui autorisent le plaisir » explicite Sabine Folie Ă propos de la peinture contemporaine38. Quant Ă la fonction design, elle est parfaitement remplie39, tout en Ă©tant intrinsĂšquement malmenĂ©e. MĂȘme critique, rĂ©flexif, punk ou libertaire, lâobjet graphique est dans la machine. La machine Ă chocolat, la lustreuse, la broyeuse, la bĂ©tonneuse de couleurs le dĂ©glutira. Les partisans du minimalisme, de la transparence ne sont, dans cette optique, que des nettoyeurs de surface (rĂ©duite), des Ă©clairagistes intermittents dâune complexitĂ© exponentielle, dâun futur proche minĂ©.
La commande Ă©mane du centre dâart de la CitĂ© Radieuse Marseille Modulor pour une exposition collective dâart contemporain en 2014. Lâaffiche avant de devenir une parabole est une piĂšce de design explicitant le thĂšme de lâexposition. « ‹Oracular› dĂ©signe ce regard vers le futur qui ressurgit chez les jeunes artistes, aprĂšs le nihilisme postmoderne. ‹Vernacular› se rĂ©fĂšre au contexte, toujours pris en compte par les artistes, afin de dĂ©velopper une rĂ©flexion construite »40 Ă©crivent les deux commissaires de lâexposition, Charlotte Cosson et Emmanuelle Luciani.
Puisant dans un patrimoine vernaculaire, lâaffiche reprend des aliments de la sub-culture populaire41, publicitaire42, le folklore numĂ©rique43âŠ), de la cuisine de MS. Dans Oracular Vernacular, chaque Ă©lĂ©ment est en puissance dans son Ă©tat dâincandescence, Ă un stade de formation exagĂ©rĂ©e, dâoĂč cette impression que ce paysage fige une transition, un moment de bascule dâun monde Ă un autre, dâun commerce du regard Ă un autre. Pour reprĂ©senter le visible, il faut reprĂ©senter le mĂ©ta-visible, les machineries numĂ©riques complexes opĂ©rationnelles en amont, en aval, en prototype⊠Les machineries de MS « joyeuses ou funĂšbres »44 emboitent rideaux de coucher de soleil, dĂ©cors instables et monumentaux, flux liquides rĂ©gĂ©nĂ©rants, oĂč la puissance corporelle est latente. Elles provoquent des chemins de dĂ©route, gourmands et insatiables.
Le diptyque Oracular Vernacular actionne le principe du double pluriel45, provoquant, sans fixer, le jeu de lâinterprĂ©tation.
Portrait dâune humanitĂ© (ne montrant plus de visage ou dâintĂ©rioritĂ©), qui, Ă travers les catastrophes naturelles sâinterroge sur sa disparition ?46
Reflet brillant dâune sociĂ©tĂ© numĂ©rique qui accĂ©lĂšre sa mutation et sâapeure dâaborder certaines limites ?
VanitĂ©, qui, par successives touches thurifĂ©raires et fossoyeuses dĂ©montre la superbe de lâaffiche contemporaine ?
(Ă partir de quel moment, faut-il cesser de rajouter une couche, une question, une phrase ?)
« Sous lâaction du flĂ©au, les cadres de la sociĂ©tĂ© se liquĂ©fient. Lâordre tombe. Il assiste Ă toutes les dĂ©routes de la morale, Ă toutes les dĂ©bĂącles de la psychologie, il entre en lui le murmure de ses humeurs, dĂ©chirĂ©es, en pleine dĂ©faite, et qui, dans une vertigineuse dĂ©perdition de matiĂšre, deviennent lourdes et se mĂ©tamorphosent peu Ă peu en charbon. Est-il donc trop tard pour conjurer le flĂ©au ? mĂȘme dĂ©truit, mĂȘme annihilĂ© et pulvĂ©risĂ© organiquement, et brĂ»lĂ© dans les moelles, il sait quâon ne meurt pas dans les rĂȘves, que la volontĂ© y joue jusquâĂ lâabsurde, jusquâĂ la nĂ©gation du possible, jusquâĂ une sorte de transmutation du mensonge dont on refait la vĂ©ritĂ©. »
Antonin Artaud commençant Le théùtre et son double par « Le Théùtre et la peste », Gallimard, Paris, 1938.
- Cf lâaffiche du film de Francis Ford Coppola, 1979. [↩]
- Les mĂ©tĂ©orites annoncent souvent une nouvelle Ăšre dans lâĂ©volution de la planĂšte Terre. [↩]
- Oracular Vernacular est double. Une affiche donne les informations (sâil faut en rajouter une couche, les informations sont coincĂ©es dans un montage Ă©quilibriste entre des formes gĂ©omĂ©triques Ă la limite de lâinstable. Ce rĂ©pertoire assez caractĂ©ristique en France rejoue des Ă©lĂ©ments gĂ©omĂ©triques du Bauhaus et le registre de la dĂ©goulinure). Lâautre affiche semble exister en soi. Mais ce dĂ©doublement ne scinde pas le design graphique, il scĂ©narise une stratĂ©gie du regard. Un diptyque dynamique. [↩]
- AndrĂ© Chastel, LâArt italien, Flammarion, 1982, p.245. [↩]
- E.H.Gombrich, Lâart et lâillusion, Gallimard, 1996, p.184 [↩]
- AndrĂ© Chastel, op.cit., p.276 [↩]
- qui fait disparaitre la touche du maĂźtre dans un savoir de technicien, dans une abstraction. [↩]
- Selon le site internet du graphiste oĂč toutes les productions sont commentĂ©es. [↩]
- SĂ©rie I Is⊠[↩]
- Ryan Gander se serait inspirĂ© directement des cabanes de sa fille. [↩]
- Gilles Deleuze, Le pli. Leibniz et le baroque, Les Editions de Minuit, Paris, 1988, p.9. [↩]
- « Si le Baroque se dĂ©finit par le pli qui va Ă lâinfini, Ă quoi se reconnaĂźt-il, au plus simple ? Il se reconnaĂźt dâabord au modĂšle textile tel que le suggĂšre la matiĂšre vĂȘtue : il faut dĂ©jĂ que le tissu, le vĂȘtement, libĂšre ses propres plis de leur habituelle subordination au corps fini », Gilles Deleuze, op.cit., p. 164. [↩]
- La profondeur baroque dans lâĆuvre de MS est une Ă©vidence qui pourrait donner Ă lieu Ă une myriade de rĂ©fĂ©rences. Ă chacun de constituer sa caverne de tableaux sombres et agitĂ©s pouvant lâaider Ă crĂ©er des passerelles entre les Ćuvres. [↩]
- Presque un caillou baroque constituĂ© dâune dĂ©ferlante de plis. [↩]
- Ăvidemment, la palette dâeffets offerte aujourdâhui aux graphistes est x fois plus hallucinante que celle que maĂźtrisait un peintre du 14e siĂšcle. Certains graphistes sây complaisent volontiers, abusant de cette palette et crĂ©ant de lâeffet pour lâeffet. Ce nâest pas le cas de MS : ses effets dĂ©routent, le spectateur croit deviner oĂč se trouve la ficelle, mais elle est cachĂ©e ailleurs. [↩]
- Et danser les participants du festival. [↩]
- Cf Les peintures de Ferdinand Hodler. [↩]
- Cf Emil Cardinaux, affiches Zermatt Matterhorn, 1908 [↩]
- Cf Herbert Matter, affiches et brochures pour lâoffice de tourisme suisse, 1933-1934. [↩]
- « En Ăgypte par exemple, les revenus du tourisme ont Ă©tĂ© divisĂ©s par deux et 500 000 emplois ont Ă©tĂ© perdus. Le tout en seulement trois ans » in http://www.rfi.fr/afrique/20140724-egypte-tunisie-kenya-comment-faire-revenir-touristes-revolutionsattentats-terrorisme-instabilite-politique/ [↩]
- Nos forĂȘts redeviennent des lieux Ă affronter. [↩]
- « Le nombre croissant dâimages de catastrophes captĂ©es Ă lâaide de lâappareil numĂ©rique mobile participe, en ce sens, de lâĂ©laboration dâune nouvelle esthĂ©tique du dĂ©sastre, gĂ©nĂ©rĂ©e par la mobilitĂ© individuelle et lâamateurisme visuel », in « MobilogĂ©nie du dĂ©sastre », par Richard BĂ©guin, Lâart dans le tout numĂ©rique, Art press2, trimestriel, numĂ©ro 29. [↩]
- OĂč ils ne retrouvent souvent quâune mĂ©canique encore plus huilĂ©e de la sociĂ©tĂ© industrielle du divertissement. Cf Yves Michaud, Ibiza mon Amour, enquĂȘte sur lâindustrialisation du plaisir, NIL, Paris, 2012 [↩]
- Annie Le Brun, Soudain un bloc dâabĂźme, Sade, Edition J.J. Pauvert, Paris, 1986, p.29 [↩]
- Cf le texte de Jean-Charles Massera, « Scoutisme tardif et jeunesse pinocchiennenes (oĂč lâon voit que quelque chose de grave sâest produit) », in Pinocchio (Paul McCarthy), Catalogue dâexposition de la Villa Arson, Nice, 2002. [↩]
- Il y a ce quâon pourrait qualifier dâinvention dâun langage, « trouver une langue » selon Rimbaud. Et Le voile mystĂ©rieux est, au-delĂ de lâappartenance Ă une sociĂ©tĂ©, une permanence existentielle. Certains poĂšmes de Rimbaud peuvent entrer en rĂ©sonance avec lâaffiche Oracular Vernacular.
Les chars d’argent et de cuivre –
Les proues d’acier et d’argent –
Battent lâĂ©cume, –
SoulĂšvent les souches des ronces.
Les courants de la lande,
Et les orniĂšres immenses du reflux,
Filent circulairement vers lâEst,
Vers les piliers de la forĂȘt, –
Vers les fûts de la jetée,
Dont l’angle est heurtĂ© par des tourbillons de lumiĂšre.Rimbaud Illuminations. 1874 [↩]
- Il est logique que les visuels des grandes firmes aient suivi lâesprit image de synthĂšse et le miroitement des surfaces. [↩]
- « Ce que lâunivers Ă©cranique a apportĂ© Ă lâhomme hypermoderne, câest moins comme on lâaffirme trop souvent, le rĂšgne de lâaliĂ©nation totale quâune puissance nouvelle de recul critique, de dĂ©tachement ironique, de jugement et de dĂ©sirs esthĂ©tiques. La singularisation y a plus gagnĂ© que le mouvement grĂ©gaire ». Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, LâĂ©cran global, culture mĂ©dias et cinĂ©ma Ă lâĂąge hypermoderne, La couleur des idĂ©es, Seuil, Paris, 2007, p. 343. [↩]
- Il est dans une logique dâappropriationnisme des standards de lâindustrie publicitaire pour en dĂ©montrer / dĂ©monter les mĂ©canismes. [↩]
- Interview de Mathias Schweizer dans la revue Collection, numĂ©ro 1, 2011. [↩]
- FondĂ© en 2010 par Maurizio Cattelan et Pierpaolo Ferrari, mi livre dâartiste, mi magazine, interroge « notre obsession contemporaine pour les images en explorant nos dĂ©sirs et pulsions les plus indicibles ». [↩]
- In Stefan Banz (ed.), Marcel Duchamp and the Forestay Waterfall, JRP/Ringier, 2010. [↩]
- Les rĂ©fĂ©rences Ă lâart sont ici fortuites, juste des rencontres de bibliothĂšque et mais elle sont aussi Ă mettre en relation avec le contexte de la commande dâun centre dâart contemporain. [↩]
- in FĂ©minin, masculin, le Sexe de lâart, catalogue dâexposition du Centre Pompidou, 1996, p.272. [↩]
- Cf la collaboration rĂ©cente de Mathias Schweizer et de Roosje Klap. http://www.itsnicethat.com/articles/roosje-klap-mathiasschweizer [↩]
- Paul McCarthy opĂšre un changement de focale de lâinstallation duchampienne avec Rear View (1991-1992). [↩]
- in Pinocchio (Paul McCarthy), Catalogue dâexposition de la Villa Arson, Nice, 2002, p.24 [↩]
- « MĂ©ta-trash ou lâamour grotesque de la peinture » par Sabine Folie dans Cher Peintre, peintures figuratives depuis lâultime Picabia, Centre Pompidou, 2002, graphisme : Laurent FĂ©tis). [↩]
- La lisibilitĂ© est indĂ©niablement prĂ©sente, lâefficacitĂ© visuelle, impertinente. [↩]
- http://www.artefact-leclereblog.fr/2036/lart-video-a-le-double-statut-de-conservatoire-et-de-laboratoire-entretien-aveccharlotte-cosson-et-emmanuelle-luciani/ [↩]
- Les posters dâĂźles dans les annĂ©es 1970, 1980, les publicitĂ©s⊠[↩]
- « Lâimage, ‹mĂ©dia de masse›, a dĂ©trĂŽnĂ© lâart, ‹mĂ©dia dâĂ©lite›, et exige dĂ©sormais son droit spĂ©cifique de dĂ©termination, dĂ©finition et confrontation (âŠ) ce sont de plus en plus les ‹pictures elements›, alias pixels, qui dĂ©terminent lâimage, de moins en moins les traditionnelles ‹pictures› » Michael Diers, « De lâurgence de la peinture ou lâimage dans lâimage », in Urgent Painting, Catalogue dâexposition MusĂ©e dâart moderne de la ville de Paris, 2002, graphisme1nbsp;: Labomatic). [↩]
- Lire lâouvrage et la dĂ©finition Search Terms : Basse DĂ©f ;, Ă©ditions B42, 2012, et le mĂ©moire â Ă©clairant et turbulent – dâIsabelle Caplain, Dnsep, ESADHaR, 2015. [↩]
- « Le triomphe de la mobilitĂ© et de lâinstabilitĂ© que ce soit dans le mouvement des formes â structures ouvertes et Ă©vanescentes – ou dans les images dâun univers dominĂ© par la fugacitĂ©, joyeuse ou funĂšbre de toute chose », Michel Jeanneret dĂ©finissant le baroque et prĂ©façant le prĂ©cieux livre de Jean Rousset, Lâaventure baroque, Edition ZoĂ©, 2006, p14. [↩]
- On pourrait sâinterroger Ă dĂ©finir cette affiche par le concept de mĂ©tamodernitĂ© : « It oscillates between a modern enthusiasm and a postmodern irony, between hope and melancholy, between naĂŻvete and knowingness, empathy and apathy, unity and plurality, totality and fragmentation, purity and ambiguity ». Thimotheus Vermeulen et Robin Van den Akker, Notes on metamodernism, Journal of aethetics & culture, Vol. 2, 2010, http://www.aestheticsandculture.net/index.php/jac/article/view/5677/6304 et se rĂ©fĂ©rer au site www.metamodernism.com/ [↩]
- Nous sommes entrĂ©s dans lâĂšre de lâantrhopocĂšne. [↩]