Les centimètres d’un bras articulé creusent la distance entre l’épaule de Martin Woodtli et le torse de Stefan Sagmeister. La longueur d’un bras contracté, oublié, relie certaines parties du cerveau aux dispositifs activant un ordinateur.
La réalité de deux bras disparaît comme sur l’huile de Johannes Vermeer, La Dentellière — Da Kantwerkster 1669-1671 —1. La jeune femme est penchée, repliée sur son ouvrage, la tête aspirée par le travail des mains — qu’elle ne voit plus —, accaparée par la petitesse du fil blanc « qu’elle tresse et noue selon un ordre précis »2. Ces bras esquissent un cercle de concentration, monopolisant l’être humain, « mammifère bipède distingué par le télencéphale hautement développé et le pouce préhenseur »3. Cette circonférence d’embrassement — de soi et du monde — délimite une zone de subjectivation, entre un sujet — d’étude, d’ouvrage —, des perspectives — formelles et intentionnelles — et différents espaces — privé, public, socio-culturel.
Comment des cercles de concentration interfèrent-ils dans nos appréhensions de l’espace — intime, social, créatif ? Comment nous illimitons-nous à travers ces temps de contention, ces heures silencieuses ?
Les trois premières affiches conçues pour Videoex par Martin Woodtli dans une logique de série45 respectivement en 2003, 2008 et 2010, évoquent le rôle primordial — et inexorable — joué par les technologies dans l’image animée comme dans le design.
« Le message principal de l’affiche de 2003 porte sur ​​le trouble dans la conception et la technologie, l’écran comme métaphore des films expérimentaux. Videoex est le seul festival en Suisse qui montre des films non narratifs. »6
Moires captivantes, ces affiches s’apparentent à des écrans, à des « prises d’absorption ». Que l’on soit créateur d’images fixant les codes de son écran ou lecteurs rivés aux images mobiles, le flux suffit à captiver même sans attaches à un récit.
« Avec la vidéosphère, nous entrevoyons la fin de la « société du spectacle ». Si catastrophe il y a, elle serait là . Nous étions devant l’image, nous sommes dans le visuel. La forme-flux n’est plus une forme à contempler mais un parasite, en fond : le bruit des yeux » écrit Régis Debray7.
Immergé dans une image flux, passant d’un écran à un autre, notre œil s’accoutume à des écrans de différentes tailles, sans que le format dérange le lecteur tant que la vitesse de flux reste satisfaisante. La vue n’a guère envie de se stabiliser. Notre paysage visuel — informatif, personnel ou artistique — se recompose constamment, logorrhée perpétuelle.
C’est à peine si nous pouvons regarder statiquement la toile de Vermeer, toutes les minutes un appareil photo actionné par un « mammifère bipède distingué par le télencéphale hautement développé et le pouce préhenseur »8 arrive pour rappeler les consignes polies du partage du regard. Nous sommes entrés pour l’essayiste Régis Debray dans l’ère du visuel, succédant à celle des images.
Serait-elle l’ère du graphiste ? C’est-à -dire serait-elle entre les mains numériques de celui qui crée des images à foison, qui compose un paysage urbain, commandité à , et sans cesse renouvelé ?
L’affiche de Martin Woodtli n’est qu’un élément stabilisé, le résidu compact de ce qu’il a pu concevoir pour Video Ex — soit l’ensemble de l’identité : print, web et environnement. Ce texte piège un format afin que l’affiche, surface éponge précipite un agent « ralentisseur »9 . Ces mots, ces phrases dans un certain ordre assemblées, tentent de ne pas glisser d’une image à une image, ils prétextent à ralentir nos capacités à décoder.
À partir de quel moment un projet graphique résiste-il à la compréhension et au jugement ? À partir de quel moment un projet graphique accorde-t-il un espace incertain aux messages du commanditaire, de l’auteur, du lecteur ? Comment cette affiche de Martin Woodtli anti « fait-main », la première qu’il réalise au « weltformat », soit 89.5 x 128 centimètres, peut-elle commenter les régimes de la création graphique de la première décennie des années 2000 ?
Vidéosphère
Comment par une affiche parler d’images en mouvement, radicales et expérimentales telles qu’elles sont défendues par le festival Videoex ?Â
Martin Woodlti conçoit pour le festival une réponse archéologique dans laquelle différentes strates techniques sont amalgamées. L’affiche Vidéoex se décompose en une structuration linéaire de trois séquençages superposés de bandes colorées, sur lequel se découpent en défonce des dessins schématiques — coupe de face et de profil — contenant la matière vidéo de la cassette VHS.
Woodtli propose aussi une réponse contemporaine qui n’illustre le sujet par un logotype ou une identité visuelle pérenne. Chaque année, l’identité se renouvelle complètement dans le décryptage d’une perception actualisée.
Invariablement, notre perception s’« indéfinit » entre notre conditionnement technique — télé, ordinateur, tablette… —, nos référents culturels — le graphisme suisse, le cinétisme, la couleur… — et notre programmation intime. Ces trois affiches videoEx semblent vouloir, essentiellement, se raccorder aux prises techniques, ainsi embrouillent-elles les références à l’imagerie et à la technique vidéo et télévisuelle — l’enregistrement par les coffrets VHS, comme la visualition des fréquences et des signaux.
Au milieu des années 2000, la technologie cathodique est promise à disparaître face aux écrans LCD. L’affichage à balayage, le canon d’électrons, le gamma deviennent, dans ces affiches, des effets explorant l’idée du trouble, l’idée que la technologie bouleverse constamment nos habitudes perceptives.
Chaque image de MW est un déploiement de virtuosité numérique. MW s’insère dans les sillons de la machine. L’affiche naît de la triturations des logiciels. De son livre Woodtli publié en 2001 aux Editions Die Gestalten Verlag10 à ses affiches et à ses sites web, MW constitue un microcosme vectoriel où le regard est enfermé dans des circuits numériques alambiqués et indémêlables.
Exit le corps, la main et tout le registre romantico-revendico existentialiste…11
Une écriture manuscrite utilisée en design graphique mime un jeu de dupes. Elle joue sur l’humain. Elle singe la médiation, l’attachement. Elle est un lettrage rusé. Elle fait de la main gauche, de la maladresse, une singularité capable de sign(ifi)er la tendresse, de scander la détresse, matière première et profonde de l’humanité — et entre signer et singer, il n’y a que l’espace d’une lettre.
La main de Woodtli ne tremble pas, tous ses paramètres sont calculés. Il peut étirer, abstraire, singulariser ses lettrages et se jouer, à contrepied, des prouesses et des revendications libertaires de la main. Toutes ses typographies tissent des structures numériques. La main de Martin Woodtli, omniprésente, patiente et maniaque dompte la souris, ses parcours et ses trous. Le fait-main est effacé, radié.
La main numérique
Avec des gestes articulés, précis, avec cette nécessité de travailler minutieusement, par à -coups vifs et rapides, la main numérique compose par saccades répétitives, aussi méticuleuses que fastidieuses. Le temps se distend. Le temps s’improvise étendue. L’originalité n’a guère de prise, la patience aura sa peau.
« Quand on regarde une image produite par l’électronique, il est étrange d’y voir les traces de quelques chose d’artisanal, de tellement textile » constatait April Greiman12 .
La main numérique est aussi bête que la main de la dentellière, du moins, elle n’a aucune ambition démesurée. Elle est besogneuse, endurante, soumise, absente. Elle se sait la part invisible à l’œuvre. Les ouvrages de dames, notamment au XIXe siècle, napperons et autres broderies, avaient, sous leur blancheur pudique, de sombres desseins.
« Il s’agit, et le plus tôt possible, de faire plier s[l]a volonté [de la jeune fille] devant celle des autres. »13
Le respectable et le retors sont des limites que la main sait incertaines. Si rapidement, elle peut passer de l’un à l’autre, du caresser au maltraiter ; du napper au en découdre. La tête courbée, le corps replié, la société calmait les corps-désirs et bridait la vertu de ses brodeuses et couturières. L’éducation des jeunes filles de bonne famille passait par l’habileté à manier ces jeux d’aiguilles. Les jeunes filles devaient maîtriser les arts d’agréments pour être maitrisées, et devaient s’astreindre à leurs exercices tous les jours.
L’asservissement par l’aiguille a disparu — du moins pour les jeunes filles occidentales de bonnes familles —, mais des régimes de domestication, de soumission et d’humiliation perdurent et continuent à transiter par l’objet dans une relation et une gestuelle quotidienne asservissante. Ce n’est pas simplement en tant que machine que l’ordinateur inquiète, mais en tant que générateur de conditionnements physiques.
Vus depuis les caméras de surveillance, les open spaces deviennent des conteneurs rivant chaque employé par les mains et les bras à son ordinateur, à son salaire. D’ailleurs cette soumission corporelle est multipliée par les sirènes de l’écran prenant des faciès, des voix et des apparitions changeantes : « une sorte de glu me colle aux semelles, m’amollit, me retient en arrière. Internet menace de faire de moi une Oblomov flottant dans l’indécision consumant sa vie à jouer avec des milliers d’idées sans jamais en suivre une seule sérieusement. Alors je lutte pour ne pas me laisser engloutir, tel un Ulysse moderne mis à la torture par le chant des sirènes de Twitter et Facebook » 1714 .
Ces sirènes numériques amarrent à un écran. L’espace de travail se réduit, d’autant plus précieusement que les intérieurs se chiffrent en milliers d’euros aux m2 ; m2 piégés et allégés par des écrans capteurs, fixes ou mobiles. Nos gestes changent, rétrécissent leur envergure et machinalement activent régulièrement les interfaces endormies.
La fascination qu’exerce les affiches de Woodtli reproduit celles des écrans. Elles visualisent la difficulté à poser une distance. Elles sont littéralement des écrans allumés qui ne peuvent s’éteindre. Elles saisissent sans donner immédiatement à lire le caractère fugace et interchangeable des données et des informations qui innervent nos sociétés. Elles figurent des écrans diffusant des data visualisation n’ayant aucune connexion précise, des écrans diagrammes aux données proliférantes et vides. Elles ne sont plus de l’ordre de la représentation, mais de la simulation15. En ce sens, elles nous parlent du vertige des mondes virtuels.
Flux d’écrans
Si formellement, ces affiches peuvent s’apparenter à certaines de Ralph Schraivogel, elles portent par leur génèse issue d’un processus numérique, un paradigme radicalement différent.
« Une bombe nommée information est en train d’exploser, nous mitraillant d’une avalanche d’éclats sous forme d’images et modifiant de façon inouïe notre manière de percevoir notre univers personnel et d’agir sur lui. » Alvin Toffler16
En recourant à un vocabulaire guerrier, Alvin Toffler insistait en 1980 sur l’idée d’une submersion totale, profondément déstabilisante, transformant la nature de notre « entrepôt d’images » 2017.
MW cartographie des images augmentées, aux limites de la saturation, de la complexité — autorisées dans la communication —, de la compréhension. Elles nécessitent un effort de concentration afin de déchiffrer l’identité du festival Vidéoex, noyée dans des rais colorés et parsemée de dessins techniques schématisés. La puissance de l’ordinateur, comme de l’effort que la perception de ces affiches requièrent, doit s’assumer.
Faire des signes aujourd’hui pour un graphiste contraint de comprendre le fonctionnement de langages codés. Entre liberté et asservissemente, le médium algorithmique ne cessera plus de surprendre et exigera des créatifs de s’adapter et de repenser toujours plus précisément, de façon toujours plus instable, les relations humaines et les relations entre les objets, les outils, les appareils et les systèmes techniques. Les affiches Videoex revendiquent la beauté des images engendrées depuis la boite algorythmique.
« À la différence des images photographiques ou vidéographiques qui sont issues de l’interaction de la lumière réelle avec des surfaces photosensibles, ces images ne sont pas des surfaces photosensibles, ces images ne sont pas d’abord des images, elles sont d’abord du langage » rappelle Philippe Quéau dans son essai Le Virtuel, Vertu et Vertiges18.
Les affiches de Videoex tracent, entre les références du graphisme suisse et de l’art optique, un langage numérique, mais elles en parlent d’un point de vue créatif, comme à l’intérieur de la machine, et non selon une approche didactique ou non selon la — si fréquente — mise à disposition de la boite à outils19 . Par une beauté froide, comme une mise à nu des puces électroniques, des circuits imprimés dont le déchiffrement demeure opaque et résistant, la mise en abyme est frontale et témoigne de la complexité de la surface.
Labyrinthes algorithmiques
Les figures labyrinthiques produites par le monde numérique conduisent à une situation inextricable, puisque l’idée d’une seule issue aboutit à une aporie. Les labyrinthes numériques permettent d’éprouver l’expérience de la multitude d’itinéraires. Si le labyrinthe comme « archétype de la transgression »20 perdure c’est en positionnant l’errance comme finalité stimulante.
Woodtli s’infiltre dans l’ordinateur, s’immerge dans ses sillons structurels. Il en provoque une exploration malicieuse. « J’utilise les applications dans des chemins différents pour lesquelles elles sont programmées »21 .
L’ordinateur peut exacerber un sentiment de puissance. Il permet, constamment, de remanier de façon réversible et infinie l’ouvrage en cours. Reprendre, recommencer, recorriger ne se verront pas, s’oublieront. L’ordinateur annihile la lourdeur des ratures et des corrections, d’une certaine manière, la visualisation des chemins parcourus22 .
L’écran finalise une aventure allégée et surtout, l’énergie consumée par la création et la sauvegarde numérique est invisible23.
« La forme est si souple dans l’environnement numérique, qu’elle vous aide à découvrir votre idée alors même que vous êtes en train de vous efforcer de la réaliser, qu’elle vous mène à être hardie plus lucide avec votre idée que vous ne l’aviez supposer. » April Greiman24
Les affiches de Martin Woodtli filent la métaphore de la puissance rétinienne de notre société écranique et nous laissent démunis face à leur structuration temporelle. L’histoire des strates de la composition est impossible à reconstituer, la linéarité du temps de composition, dissoute. Quel carbone 14 viendra évoquer les repentirs du graphiste ?
Woodtli gomme les chemins qui pourraient reconstruire la composition, efface toute intervention manuelle, il brouille la compréhension des méthodes et des outils, parce que la complexité du monde numérique — codage comme câblage — n’est plus une tache à résolution humaine. Il faut être et composer avec une équipe — experts, programmeurs, codeurs… —, s’inscrire dans une logique collaborative. L’idée d’un homme, le héros – l’auteur — , avec ses valeurs universelles de compréhension totalisante, s’étiole tel un concept d’un autre régime technique, une aspiration mélancolique. Si Woodtli laisse une et une seule trace de son exploration numérique — l’affiche pourrait donner lieu à une variation en série —, elle traduit peut-être une ambition imperturbable, une croyance que la composition peut être unique. Elle manifeste une exigence à concrétiser ce temps et cet espace de concentration par une pièce, de réaliser la dématérialisation de l’être absorbé à sa tâche par un retour au réel, à travers un objet.
Cinétisme numérique
Sur la première affiche de 2003, entre balayage vertical et séquençage en strates, le nom de la manifestation apparaît. Fixe, il semble en mouvement, il semble défiler tout en actionnant un système d’enregistrement. L’image chancèle et fait songer à l’op art.
L’op art « montre néanmoins comment une image peut modifier l’angle de vision du spectateur. Nous essayons d’y amener notre œil, de capturer l’image, mais l’image se défend, nous poussant et nous tirant dans différentes directions » écrit Darian Leader25. Le psychanalyste questionnant la scoptophilie souligne combien « une image, ou un tableau, c’est un appareil à capturer l’humain »26.
Par ailleurs, il rappelle à quel point le regardeur aime voir son regard regarder, se voir dans l’œuvre, dans le vernis ou le reflet de l’écran27 .
L’op art engageait le mouvement, le spectateur n’est pas invité par Woodtli à se déplacer ou à changer de point de vue. Il est un œil numérique ; un corps statique, happé, un captif lévitant devant la pluie horizontale des couleurs à l’écran. Ces affiches se définissent comme des écrans parasites, elles interfèrent dans notre décor, comme fond troublant. Elles dégénèrent en écrans malveillants puisqu’ils ne nous permettent pas de voir une image compréhensible. Le recours à des motifs moirés, souvent, aide à comprendre l’omniprésence des grilles qui structurent nos images, mais aussi à accroitre la conscience du voir, pour revenir à un temps d’ancrage, à une fonction réflexive à la décomposition de l’image28.
Karl Gerstner, Auto-vision I (1962-1963) (distorsion optique d’image télévisuelles au moyen de lentille en plexiglas)
Ce cinétisme commente d’une autre façon l’image vectorielle : l’affiche se réfère à l’instabilité du monde numérique. La matière calculée est soumise à différentes versatilités, celle première, qu’un programme comporte. Woodtli en cherchant les différents chemins pour connaître les programmes provoque sciemment des erreurs. Dans son principe créatif, rien n’est aléatoire, aucun design par accident. Il ne rejoint pas une accointance à une culture glitch s’extasiant d’effets de dysfonctionnement, s’accaparant une forme impromptue, le graphiste traque la forme inédite, le singulier des programmes, ces bugs qui le façonnent et le définissent et il se les réapproprie.
« an error occured while processing this page 33
Error : limitcheck
Command Stroke
Stack :
This book has 3’823’134’ Paths. »
C’est par ces mots qu’il termine son livre en 2001, qu’il conclut une ballade pour le moins oppressante malgré un soin apporté à la matiéralité de l’objet29 . Le graphiste tire une fonctionnalité des défaillances. Le langage informatique par son flux, sa définition, ses supports, est amené à se redéfinir régulièrement. La palette des processus de travail se situe constamment dans l’incertain de ses potentialités (de demain).
« Un logiciel n’est pas un opus, mais une matrice d’opération innombrables (…) Un logiciel peut avoir beaucoup d’application : il est évolutif. L’œuvre est finie et définitive. » Régis Debray30
Ces trois affiches logicielles digèrent le flou comme principe constitutif.
« Nous ne pouvons échapper à un principe d’incertitude généralisée » Edgar Morin31
Le champ visuel recadré par les écrans se reconstitue en continu, alimenté et alimentant sans interruption. Dernier point, ces trois affiches par leurs effets de vibrations témoignent qu’elles ne sont pas l’œuvre d’un ordinateur, mais de dispositifs en réseaux et connectés.
Le virtuel induit une animation des formes, une forme-force. Cette force magnétique — captation de l’œil et génération en continu — est visible à l’œil nu ici, par des procédés d’interférences. L’affiche réticulaire — au site Internet de Videoex en premier lieu — est une caisse de résonance de l’instabilité due aux connexions et de l’hyperrapidité des moyens de visualisation.
Affiche allumée, constamment visible
L’image écranique, instable, réticulaire de Woodtli s’amuse littéralement du trouble. Insidieusement, elle disloque un certain nombre de commandements soumettant l’affiche, non pas tant à travers les préceptes de clarté et de lisibilité — qui ont toujours été pertubés — mais de l’affiche comme surface stabilisée sur un format papier.
Au quotidien, nous expérimentons plusieurs types de lectures des messages sur moult supports.
« Le livre n’est plus aujourd’hui la métaphore clef de l’époque ; l’écran a pris sa place. Le texte alphabétique n’est plus que l’une des nombreuses manières d’encoder quelque chose que l’on appelle désormais le ‹ message ›. » Ivan Illich32
Si l’on suit Ivan Illich, on saisit que ce n’est plus seulement la « lecture livresque » qui est dépassée, mais également une construction de pensée tenue par des organisateurs de pouvoirs.
« Un bulldozer se cache dans tout ordinateur, qui promet d’ouvrir des voies nouvelles aux données, substitutions, transformations, ainsi qu’à leur impression instantanée. » Ivan Illich33
Ce n’est pas tant l’affiche faite-main (qu’on pourrait caricaturer par la figure de l’auteur expressionniste) qui est en danger, mais un régime de pouvoir. Si on décontextualise les propos de Ivan Illich, on pourrait d’une part constater que depuis des décennies, il y a pluralité des lectures et malgré tout, peut-être demeure-t-il une prévalence de certaines formes de lecture, celles des « scolastiques », avec méthodes, grilles de savoirs et de compositions aux statuts clairement écnoncés. On pourrait aussi s’impatienter et s’interroger sur les « voies nouvelles », numériques, virtuelles, multiples de l’affiche ?
Cette affiche de Woodtli, empreinte reconstituée, source artificielle de lumière a une définition écranique. Certaines affiches n’ont plus besoin d’une matérialisation par le papier pour atteindre leur dessein, pour défendre leurs messages dans l’espace public34 .
Beaucoup doivent assumer leur double face, papier et numérique, complexifier cette impossible, cette délicate opposition. Du graphiste au critique, les grilles de savoir, du fait de l’instabilité constante — technique, sociétale, personnelle — sont aussi essentielles que sclérosantes, car un champ disciplinaire, comme la surface symbolique qu’est l’affiche est toujours empêtrée de convenances, de conventions, de conformismes.
« Au virtuel image-simulacre dominant, on peut opposer un virtuel force et intelligibilité calculée qui peut engendrer de formes et de leurs manifestations en art. Il appelle peut-être un nouveau regard plus actif, plus fractal, un ‹ méta-regard › qui porte en lui les modalités d’exercice de son effectuation et exhibe sa syntaxe. Non seulement parce que virtuel et réel peuvent coexister (…) Mais surtout le mixage possible du ‹ réel › et du virtuel en art par hybridation, transfert, simulation, incrustation et modélisation nous introduit à un nouveau paradigme de visibilité qui serait transversale aux pratiques contemporaines et relèverait d’une même dé-spécification des arts. » Christine Buci-Glucksmann35
Retrait d’auteur
Les affiches de Videoex englobent le regard et le font vaciller constamment. Il n’y a pas de hors-champ derrière l’écran, derrière cette image, l’écran diffusera une autre image. La pratique all over est substituée par un effet flux over. L’espace cerclé par l’ordinateur peut devenir immersif au point de déclencher des instants schizophréniques.
D’une certaine manière, après ou en même temps que la phase fascination, les affiches de MW provoquent un sentiment de désarroi. En nous immergeant dans un enclos numérique, elles nous parlent d’un système — de travail et de perception — paradoxal, lequel nous aspire régulièrement, à haute ou petite dose dans la journée. Cette affiche est-elle un panégyrique de la création numérique ou pointe-t-elle sa monstruosité ? Comment le graphiste qui a tenu le cutter pour signifier l’importance du corps, de l’engagement de la personnalité nous fait-il perdre nos repères et resquestionne les liens entre le réel — le monde de la commande — et le virtuel ? Comment une affiche surenchérissant sa nature écranique, évoquant sa surconsommation n’efface-t-elle pas l’une des bases du graphisme, le lien, et ici, le lien avec le réel ? Le graphiste est-il auteur, alors qu’il est pris entre les mailles du système numérique ? Comment tient-il encore son rang d’acteur dans l’interstice social ?
Sagmeister parle de l’auteur graphiste, Sagmeister montre ses outils, ses processus, il se montre.
Woodtli cache. Il disparaît derrière l’écran. MW déréalise la présence de l’auteur, des media — pas de dessin, de photo ou de grilles —, il déréalise le sujet même de la commande et l’identité du commanditaire. Sagmeister faussait les cadres de l’intimité, Woodtli, celui de la dépersonnalisation36.
Divergence convergence
« La main est le premier outil digital, propos de cet ouvrage : la main est plus forte que le pixel ; la main est l’instrument le plus expressif — informel et décontracté. WA Diggins dessinait à la main. L’écriture griffonée est liée à l’idée de contestation, d’opposition clandestine » introduisaient Steven Heller et Mirko Illic, dans leur essai Ecrits à la main. Sagmeister le prouve et Woodlti démontre l’inverse.
La confrontation d’une affiche icône du fait-main à une affiche ultra numérique de Woodtli ne départagera pas l’éloge de la main face à l’éloge de l’intelligence artificielle, surtout quand un jeu de mains (entre SS et MW) se met en scène, les démarcations s’estompent.
« L’hominisation témoigne d’une genèse technologique, et plus exactement d’une ‹ technicité à deux pôles › — le système main-outil d’un côté, le système face-langage de l’autre. Les deux se développent ensemble et l’un par l’autre, mais payer tribut à l’autre système n’est guère gratifiant. D’où le mépris humaniste du technique. Et nos répugnances, trente mille ans encore après les premières images, à concevoir l’invention esthétique en prolongement de la tendance technique inhérente à l’évolution du vivant » Régis Debray37
« L’homme est technicien » et inexorablement, au fil des innovations, le sera de plus en plus. Devenue système numérique, la technique demeure une « grande et fabuleuse orthopédie » haranguait José Ortega Y Gasset en 195138 tout en ironisant que « l’insatisfaction est ce qu’il (l’homme) possède de plus haut ». Ainsi le sujet actionnera-t-il, avec la même exigence, sa « main pensante »39 , son besoin de toucher le réel et ses extensions digitales par des interfaces — de plus en plus tactiles. Avec une constante, la cruauté de l’insatisfaction.
Pile numérique de la face scarifiée de Sagmeister, l’affiche de 2003 de MW pose assurément la question du corps. On pourrait revenir à cette crainte formulée pa r Régis Debray que « les corps artistes [aie]nt trouvé à leur tour leur tombeau : l’ordinateur » 40 ou certifier que certaines affiches sont des aboutissements numériques repositionnant le corps dans son actualité citoyenne. Il s’agit de revenir à cet un multiple, au sujet, à l’inividuation.
Dans Les vertus et les vertiges du virtuel, Philippe Quéau, expert distant, rappelle : « or, quel que soit le degré de virtualisation, le corps réel reste toujours intimement présent à soi-même. Il faut donc, in fine, toujours en revenir au corps, à cette substance irréductible qui nous unifie en tant qu’être »41.
Le corps mutilé et amputé de Sagmeister ; le corps absorbé, l’intimité « impénétrable »42 d’une dentellière, le corps lointain de Woodtli : le corps capable de s’abstraire.
Ce qui se donne à voir, c’est cette « sphère inaccessible »43 , cette capacité à disparaitre, à se figer dans la concentration, pour faire œuvre, par intermittence.
Le design graphique se construit comme un cercle de concentration, cercles qu’il instaure chez ses lecteurs. Dans ces espaces réflexifs, s’explore, isolément ou en réseau, du visible au lisible, des dispositifs messages.
La minuscule dentellière, figure déplacée dans un contexte de design, parce qu’issue de l’histoire de l’art, promet des passerelles anachroniques et dissonantes. Imperturbable à sa tâche, la dentellière provoque, elle semble ignorer des « fils laiteux et sanguinolents »44 , uniquement aux regards du regardeur, un « flot de fils rouges et blancs représente la première image « impressionniste » de la peinture occidentale, et renferme une charge subversive et pulsionnelle qui a hanté, toute sa vie, Salvador Dali »45 .
Il y a souvent sur une surface délimitée, un angle, où « ça » dysfonctionne, où « ça » délire, où « ça » bombarde de commentaires techniques, de rages inexplorées. La forme déverse, canalise le contenu. La forme est une ouvrière soumise à des conditions précaires et instables. Chez Sagmeister, chez Woodtli, comme chez d’autres, ce « ça », ces débordements46 incorrigibles sont sciemment offerts à la lisibilité — au déchiffrage ou à la révolte intime47, avec pour intention de « faire passer des flux, sous les codes sociaux qui veulent les canaliser, les barrer »48.
À travers les fantômes de technologies révolues, les failles des procédures systèmes, les méandres qui n’ont aucune résolution, cette série d’affiches49 explore, par des manipulations divergentes, l’idée d’irrésolutions, d’explosions diffuses et contaminantes, de virus hypnotiques.
Les métaphores du flux, de la vague, du surf, de l’aisance de la liquidité numérique enivrent, mais Woodtli par des signes d’interférence, fixe, ici, cinétiquement un format d’ancrage. C’est par une mise au point méditée que le graphiste élabore, dans l’affiche, sa conception, qu’il porte la marque de sa présence dans l’affiche, qu’il investit personnellement des thèmes courants, pour ne pas dire banals — dans le langage numérique50.
- Vers 1669-1671, huile sur toile, 24,5 sur 21 cm, Musée du Louvre. [↩]
- Villa Renzo, Vermeer, l’œuvre complète, Silvana Editoriale, 2012, p. 126. [↩]
- Jorge Furtado, L’île aux fleurs, 1989 [↩]
- Videoex est un festival annuel basé à Zurich, qui sélectionne et donne à voir des Å“uvres cinématographiques et des vidéos expérimentales explorant différentes stratégies esthétiques et de nouvelles façons d’utiliser la technologie. Les archives des films (notamment les pièces importantes de la création de Martin Woodtli) sont accessibles ici : http://videoex.ch/de/videoex/archiv/ [↩]
- Les trois affiches suivantes 2013, 2014, 2015 formeront une autre série, « between abstract and figurative. VideoEx is the only festival in Switzerland which show non narrative movies. I try to find images they are between a non narrative and narrative landscapes », extrait d’une interview réalisée par email en février 2016. [↩]
- Extrait de réponses d’une interview réalisée par email en février 2016 [↩]
- Régis Debray, Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en Occident, Folio Essais, 1995, p.383. [↩]
- Jorge Furtado, ibid. [↩]
- Cf Pierre Sterkx, Les mondes de Vermeer, Paris, PUF, 2009,  « L’absorbement des femmes de Vermeer est actif comme ralentisseur des actes », p.24 [↩]
- Son livre enserré dans un emballage cartonné énumère les dessins techniques de gobelets contenant du café et de hamburgers, une alimentation trans-nationale prémâchée. [↩]
- « Les corps, donc, ne naissent pas ; ils sont fabriqués. Profondément dénaturalisé, le corps est signe, contexte, temps. Les corps de la fin du XXe siècle ne se développent pas selon les principes de l’harmonie intérieure théorisée à l’époque romantique. Ils ne sont pas non plus découverts dans les domaines du réalisme et du modernisme », in Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes. La réinvention de la nature, préface de Marie-Hélène Bourcier, Editions Jacqueline Chambon, 2009, (1991, version anglaise), p. 363 [↩]
- April Greiman, dans le catalogue de l’exposition, April Greiman it’snotwhatyouthinkitis, Arc en rêve, Centre d’architecture, 1994, p.P12 [↩]
- Isabelle Bricard, Saintes ou pouliches. L’éducation des jeunes filles au XIXe siècle, Albin Michel, 1985, p.129. Voir le chapitre Trousseau de connaissances : « tirer l’aiguille est le « plus joli maintien pour une jeune fille » et pas une ne se déplace dans importer son ouvrage » , p.124. [↩]
- Mona Chollet, Chez soi: une odyssée de l’espace domestique, Paris : Zones, 2015, p.46 [↩]
- « Les images tridimensionnelles « virtuelles » ne sont pas des représentations analogiques d’une réalité existante, ce sont des simulations numériques de réalités nouvelles », Philippe Quéau, Le Virtuel, Vertus et Vertiges, Collection milieux, Champ Vallon, INA, 1993, p. 18 [↩]
- Alvin Toffler, La troisième vague, Paris, Denoël, 1980, p. 198 [↩]
- Alvin Toffler, op.cit. [↩]
- Philippe Quéau, Le Virtuel, Vertus et Vertiges, Collection milieux, Champ Vallon, INA, 1993, p.30 [↩]
- Cet exercice du graphiste qui met à plat tous les matériaux utilisés. [↩]
- « Le labyrinthe est bien une forme canonique des situations humaines et nous ne devons pas nous étonner de sa permanence à travers les mythologies locales comme un produit universel de l’imaginaire. Il est un mythe situationnel. (…) Un archétype de la transgression. », Abraham Moles et Elisabeth Rohmer, Labyrinthes du vécu ; l’espace : matière d’actions, Librairie des Méridiens, coll. « Sociologies au quotidien », 1982, p.81, in Erre, Variations labyrinthiques, Centre Pompidou Metz, 2011, p.12 [↩]
- extrait d’une interview réalisée par email en février 2016. [↩]
- Il a des traces et une traçabilité (qui peut s’éteindre avec un scratch de l’ordinateur), mais ce qui est intéressant, c’est que cette complexité exige une appréhension de la genèse de l’œuvre différente. [↩]
- D’un point de vue écologique, les deux ont leur poids : « les technologies de l’information et leur impact sur l’économie en général pèsent sur la biosphère aussi lourdement que le fait, par exemple, l’aviation »; John Thackara, In the Bubble, de la complexité au design durable, Editions Cité du design, 2005, p.22. [↩]
- April Greiman, op.cit. [↩]
- Darian Leader, Ce que l’art nous empêche de voir, Petite Bibliothèque Payot, 2002, p.35 [↩]
- Darian Leader, op.cit. p.39 [↩]
- « Et en effet, le légendaire marchand de tableaux Duveen avait déjà pris pour habitude depuis quelque temps de couvrir ses tableaux d’un lourd vernis, après avoir remarqué que ses clients aimaient voir leur propre image dans les Å“uvres qu’on leur présentait », Darian Leader, p.42 et suivantes. [↩]
- Dans l’affiche de 2003, il semble que l’image n’arrive pas à se reconstituer, dans celle de 2008, l’image est perturbée, comme si un aimant posé sur l’écran, empêchait le positionnement des électrons. [↩]
- Changement de papier, coffret cartonné rappelant les cartons de certains gobelets de café. [↩]
- Régis Debray, op.cit., p 396. [↩]
- Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Points Essais, 2005, p.60 ainsi que « le sujet doit demeurer ouvert, dépourvu d’un principe de décidabilité en lui-même ; l’objet lui-même doit demeurer ouvert, d’une part sur le sujet d’autre part sur son environnement, lequel à son tour, s’ouvre nécessairement et continue de s’ouvrir au-delà des limites de notre entendement ». [↩]
- Ivan Illich, Du lisible au visible : la naissance du texte (1991) in Å’uvres Complètes, Volume 2, Fayard, 2005, p.561 [↩]
- Ivan Illich, op.cit., p.695. [↩]
- Ce fait pourra se défendre ne serait-ce que par le constat des changements des concours internationaux d’affiches. [↩]
- Christine Buci-Glucksmann, L’œil cartographique de l’art, Galilée, 1996, p.155-156. CF le chapitre : Icare aujourd’hui : l’œil éphémère. [↩]
- Précision. Il s’agit d’une affiche des années Macromédia. En 2003, n’est pas encore visible une génération de graphistes questionnant l’ « outil libre » qui, après 2006, d’une certaine manière, pour ne pas perdre le contact avec ce réel, se focalise sur l’« outil ». L’objet-l’image y devient l’aboutissement et une visualisation de sa mise en place. [↩]
- Régis Debray, op.cit., p.177. [↩]
- Issu d’une conférence datant du 5 août, 1951, Le Mythe de l’homme derrière la technique, Editions Allia, 2006. [↩]
- Horst Bredekamp : « La « main pensante ». L’image dans les sciences », in Emmanuel Alloa (ed.), Penser l’image, perceptions, Les presses du réel, 2010 [↩]
- Régis Debray, op.cit. p.181 [↩]
- Philippe Quéau, op.cit., p.78 [↩]
- Daniel Arasse, Le détail : pour une histoire rapprochée de la peinture, Flammarion, 1996. [↩]
- « Le privé dans le privé » dit autrement et un peu plus loin dans sa réflexion Daniel Arasse, op. cit., p. 299 [↩]
- Renzo Villa, op.cit., p. 127) , que Vermeer a disposé dans cet espace de « douce intimité » ((http://www.louvre.fr/Å“uvre-notices/la-dentelliere [↩]
- Renzo Villa, op.cit., p. 126 [↩]
- Maitrisés et conscients. Les préceptes de Wolfgang Weingart selon lesquels il faut maitriser les règles avant de les transgresser restent inchangés. Le mot « ouvrière » renvoie à la nécessité de se former par de nombreux exercices. [↩]
- « Dans ce cours, dans mes lectures comme dans mes romans, je cherche, dès lors, des expériences dans lesquelles se prolonge et se renouvelle ce travail de la révolte qui, fut-ce au prix d’erreurs et d’impasses, ouvre la vie psychique à une infinie re-création. », Julia Kristeva, La révolte intime, Pouvoirs et limites de la psychanalyse II, Fayard, 1997, p.13 [↩]
- Félix Guattari dans un entretien avec Gilles Deleuze, Sur l’Anti-oedipe in Gilles Deleuze, Pourparlers, 1972-1990, Les éditions de minuit, 2009, p.32 [↩]
- 2003, MW enraye les lignes verticales qui apparaissent à l’écran quand on appuyait sur la touche « rewind » lors d’un visionnage d’une cassettes VHS [↩]
- Ceci est une citation hommage, pillage, parasite à Daniel Arasse, de son analyse au tableau de Vermeer, op.cit., p. 302 [↩]