Entre les phrases — et je pense aux livres Ă venir qui seront avant tout rĂ©citĂ©s, — dans l’intervalle qui les sĂ©pare se tiendra comme dans un hypogĂ©e inviolĂ©,
remplissant les interstices, le silence longuement convoité.
Lisant un texte rapportĂ© par Stendhal (mais qui n’est pas de lui)1, j’y retrouve Proust par un dĂ©tail minuscule. L’Ă©vĂŞque de Lescars dĂ©signe la nièce de son grand vicaire par une sĂ©rie d’apostrophes prĂ©cieuses (ma petite nièce, ma petite amie, ma jolie brune, ah petite friande!) qui ressuscitent en moi les adresses des deux courrières du Grand HĂ´tel de Balbec, Marie Gineste et CĂ©leste Albaret, au narrateur (Oh! petit diable aux cheveux de geai, Ă´ profonde malice! Ah jeunesse! Ah jolie peau!). Ailleurs, mais de la mĂŞme façon, dans Flaubert, ce sont les pommiers normands en fleurs que je lis Ă partir de Proust. Je savoure le règne des formules, le renversement des origines, la dĂ©sinvolture qui fait venir le texte antĂ©rieur du texte ultĂ©rieur. Je comprends que l’Ĺ“uvre de Proust est, du moins pour moi, l’Ĺ“uvre de rĂ©fĂ©rence, la mathĂ©sis gĂ©nĂ©rale, le mandala de toute la cosmogonie littĂ©raire — comme l’Ă©taient les Lettres de Mme de SĂ©vignĂ© pour la grand-mère du narrateur, les romans de chevalerie pour don Quichotte, etc.; cela ne veut pas du tout dire que je sois un «spĂ©cialiste» de Proust: Proust, c’est ce qui me vient, ce n’est pas ce que j’appelle; ce n’est pas une «autorité»; simplement un souvenir circulaire. Et c’est bien cela l’inter-texte: l’impossibilitĂ© de vivre hors du texte infini — que ce texte soit Proust, ou le journal quotidien, ou l’Ă©cran tĂ©lĂ©visuel: le livre fait le sens, le sens fait la vie.
R. B., Le Plaisir du texte
Il faudrait alors Ă©numĂ©rer toutes les connexions possibles, faire l’inventaire des procĂ©dĂ©s grâce auxquels ces idĂ©es pourraient ĂŞtre raccordĂ©es2: ensemble des actions qu’on se propose d’accomplir dans un but parfois indĂ©terminĂ©.
Outre les pâles et aguichantes nuditĂ©s qui figuraient au dos des petits miroirs dont faisait commerce le coiffeur, l’enseignement des beaux-arts se bornait Ă celui du dessin d’imitation et pendant deux heures, chaque semaine, les masques de Junons, de CĂ©sars et d’Hermès proposĂ©s comme modèles semblaient, avec leurs yeux d’aveugles, leurs traits figĂ©s et leurs chairs sans vie, comme la matĂ©rialisation grisâtre et poussiĂ©reuse de ces centaines de vers latins ou français que les Ă©lèves Ă©taient tenus d’apprendre par cĹ“ur, comme si leur apparaissaient, extraits des armoires vitrĂ©es oĂą les rangeait Ă chaque fin de sĂ©ance l’Ă©lève fourrier (le mĂŞme qui pendant les rĂ©crĂ©ations vendait derrière un guichet grillagĂ© des bouchĂ©es au chocolat et gonflait le jeudi les ballons de football), les fantĂ´mes exsangues de hĂ©ros, de dĂ©esses ou d’empereurs romains et que, sous la garde de prĂŞtres en robes noires et du professeur de dessin Ă la barbiche de faune, toute l’histoire du monde, le fracas des armes, les discours de rhĂ©teurs et les larmes de BĂ©rĂ©nice avaient pĂŞle-mĂŞle abouti lĂ , fondus avec le temps dans cette unique et mĂŞme matière plâtreuse sous l’aspect d’une foule de tĂŞtes dĂ©capitĂ©es, vidĂ©es de leur contenu, condamnĂ©es au silence et Ă la cĂ©citĂ©.
C. S., Le Jardin des Plantes
Dans une lettre adressĂ©e au lecteur3, Karl Gerstner Ă©voque la mĂ©thode de l’analyse morphologique, dĂ©veloppĂ©e par l’astrophysicien Fritz Zwicky4. Celle-ci consiste Ă rĂ©pertorier de la manière la plus complète possible l’ensemble des Ă©lĂ©ments essentiels d’un problème donnĂ©, en les disposant dans un ordre logique, pour constituer une boĂ®te morphologique. Paramètres, composants et critères d’Ă©valuation y sont dĂ©crits et mis en relation, de manière systĂ©matique. Ainsi combinĂ©es, ces donnĂ©es permettent de gĂ©nĂ©rer des solutions optimales, y compris celles qui n’auraient jamais pu voir le jour par le biais de la pensĂ©e conventionnelle.
L’emploi de l’imparfait de l’indicatif va-t-il demeurer une source inĂ©puisable de tristesses mystĂ©rieuses? Ce temps peut paraĂ®tre cruel, jusqu’Ă engendrer un raidissement du lecteur5. L’Ă©tude de la forme extĂ©rieure et de la structure des ĂŞtres vivants peut Ă©galement nous prĂ©senter la vie comme quelque chose d’Ă©phĂ©mère et de passif. Au moment mĂŞme oĂą il s’agit de dĂ©crire l’aspect visuel d’un animal ou d’une plante, cette reprĂ©sentation peut ĂŞtre frappĂ©e d’illusion et ĂŞtre anĂ©antie dans le passĂ©.
Ă€ M. Reynaldo Hahn, Ă l’auteur des Muses pleurant la mort de Ruskin, cette traduction est dĂ©diĂ©e en tĂ©moignage de mon admiration et de mon amitiĂ©6.
M. P.
Un programme peut ĂŞtre conçu pour Ă©tudier les formes au repos ou celles en mouvement, pour bâtir une cathĂ©drale ou ramener Ă la surface des matĂ©riaux engloutis. La nature combinatoire des jeux de matrices permet de balayer le champ des possibles avec pour fonction l’enregistrement, la conservation et la restitution7 des Ă©vĂ©nements futurs.
Incertitude.
«Pour ‹À l’ombre des jeunes filles en fleurs› serait-ce encore temps d’ajouter 3 lignes Ă une page et un infinitif Ă l’autre? J’en serais très heureux», Ă©crit Proust le 25 juillet 1918 Ă Berthe LemariĂ© des Éditions Gallimard […]8
C. S., Le Jardin des Plantes
Pour que la réaction ait lieu9 , celui qui désigne doit se risquer à de nouveaux assemblages, en se référant à une formule.
Des Ĺ“uvres dramatiques et musicales se succèderont sur une pĂ©riode donnĂ©e, elles seront exĂ©cutĂ©es ou jouĂ©es lors d’un spectacle, d’un concert ou de manifestations prĂ©vues Ă l’occasion d’une cĂ©rĂ©monie ou de certaines festivitĂ©s.
Comme « les Muses quittant Apollon leur père pour aller Ă©clairer le monde10», une Ă une les idĂ©es de Ruskin avaient quittĂ© la tĂŞte divine qui les avait portĂ©es et, incarnĂ©es en livres vivants, Ă©taient allĂ©es enseigner les peuples. Ruskin s’Ă©tait retirĂ© dans la solitude oĂą vont souvent finir les existences prophĂ©tiques jusqu’Ă ce qu’il plaise Ă Dieu de rappeler Ă lui le cĂ©nobite ou l’ascète dont la tâche surhumaine est finie. Et l’on ne put que deviner, Ă travers le voile tendu par des mains pieuses, le mystère qui s’accomplissait, la lente destruction d’un cerveau pĂ©rissable qui avait abritĂ© une postĂ©ritĂ© immortelle.
M. P., John Ruskin
L’espace compris entre le public et la scène oĂą se tiennent les chĹ“urs, les musiciens et les danseurs sera remodelĂ© pour aboutir Ă un amalgame. Une fois constituĂ©, le cortège, empreint de solennitĂ©, provoquera l’agglomĂ©ration de l’art, de la science et de la technique, macĂ©doine nĂ©cessaire Ă la matĂ©rialisation de ces «Incitations».11
Dans sa chambre, ressentir l’exaltation des journĂ©es de flânerie et autres fragments de voyages immobiles.
Impression renouvelée le quinze de chaque mois.12
- «Épisodes de la vie d’Athanase Auger, publiĂ©s par sa nièce» dans Les MĂ©moires d’un touriste, I, p. 238-245 (Stendhal, Ĺ’uvres complètes, Calmann LĂ©vy, 1891) [↩]
- «L’onomastique proustienne paraĂ®t Ă ce point organisĂ©e qu’elle semble bien constituer le dĂ©part dĂ©finitif de la Recherche: tenir le système des noms, c’Ă©tait pour Proust, et c’est pour nous, tenir les significations essentielles du livre, l’armature de ses signes, sa syntaxe profonde.» (Roland Barthes. «Proust et les noms», Nouveaux essais critiques, Éditions du Seuil, Paris, 1972) [↩]
- Karl Gerstner. Designing Programmes, Lars MĂĽller Publishers, Baden, 2006 [↩]
- «Morphological analysis is simply an ordered way of looking at things.» (Fritz Zwicky. «Morphological Astronomy», The Observatory, Vol. 68, No. 845, aoĂ»t 1948) [↩]
- «il me suffit d’ouvrir un volume des Lundis de Sainte-Beuve et d’y tomber par exemple sur cette phrase de Lamartine (il s’agit de Mme d’Albany): ‹Rien ne rappelait en elle Ă cette Ă©poque… C’Ă©tait une petite femme dont la taille un peu affaissĂ©e sous son poids avait perdu, etc.› pour me sentir aussitĂ´t envahi par la plus profonde mĂ©lancolie.» (Marcel Proust. «JournĂ©es de lecture», Pastiches et MĂ©langes, Éditions Gallimard, Paris, 1937) [↩]
- John Ruskin. SĂ©same et les Lys, Mercure de France, Paris, 1906 [↩]
- «tout d’un coup nous levons les yeux et nous apercevons une toile que nous ne connaissons pas et que nous avons pourtant dĂ©jĂ reconnue, comme le souvenir d’une vie antĂ©rieure» (Marcel Proust. «Notes sur le monde mystĂ©rierux de Gustave Moreau», Contre Sainte-Beuve, dans Essais et Articles, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la PlĂ©iade, 1971, p. 669) [↩]
- Marcel Proust et Gaston Gallimard, Correspondance, p.126 [↩]
- «The formula is paramount. The formula creates the form.» (Paul Gredinger. «Pro-Programmatic») [↩]
- Titre d’un tableau de Gustave Moreau qui se trouve au MusĂ©e Moreau [↩]
- «Japanese typefaces and 14th-century cathedral architecture, a musical score by John Cage, Karl Gerstner’s own work as artist and designer share a disciplined creative inventiveness.» (Richard Hollis. «To describe the problem is part of the solution») [↩]
- Les Arts de la Vie, sous la direction de Gabriel Mourey, Tome III, No. 15, Mars 1905 [↩]