
La divine comédie, les pièces de Shakespeare, donnent aussi l’impression de contempler, inséré dans l’heure actuelle, un peu de passé; cette impression si exaltante qui fait ressembler certaines «Journées de lecture» à des journées de flânerie à Venise,
Entre les phrases — et je pense aux livres à venir qui seront avant tout récités, — dans l’intervalle qui les sépare se tiendra comme dans un hypogée inviolé,
remplissant les interstices, le silence longuement convoité.
Lisant un texte rapporté par Stendhal (mais qui n’est pas de lui)1, j’y retrouve Proust par un détail minuscule. L’évêque de Lescars désigne la nièce de son grand vicaire par une série d’apostrophes précieuses (ma petite nièce, ma petite amie, ma jolie brune, ah petite friande!) qui ressuscitent en moi les adresses des deux courrières du Grand Hôtel de Balbec, Marie Gineste et Céleste Albaret, au narrateur (Oh! petit diable aux cheveux de geai, ô profonde malice! Ah jeunesse! Ah jolie peau!). Ailleurs, mais de la même façon, dans Flaubert, ce sont les pommiers normands en fleurs que je lis à partir de Proust. Je savoure le règne des formules, le renversement des origines, la désinvolture qui fait venir le texte antérieur du texte ultérieur. Je comprends que l’œuvre de Proust est, du moins pour moi, l’œuvre de référence, la mathésis générale, le mandala de toute la cosmogonie littéraire — comme l’étaient les Lettres de Mme de Sévigné pour la grand-mère du narrateur, les romans de chevalerie pour don Quichotte, etc.; cela ne veut pas du tout dire que je sois un «spécialiste» de Proust: Proust, c’est ce qui me vient, ce n’est pas ce que j’appelle; ce n’est pas une «autorité»; simplement un souvenir circulaire. Et c’est bien cela l’inter-texte: l’impossibilité de vivre hors du texte infini — que ce texte soit Proust, ou le journal quotidien, ou l’écran télévisuel: le livre fait le sens, le sens fait la vie.
R. B., Le Plaisir du texte
Il faudrait alors énumérer toutes les connexions possibles, faire l’inventaire des procédés grâce auxquels ces idées pourraient être raccordées2: ensemble des actions qu’on se propose d’accomplir dans un but parfois indéterminé.
Outre les pâles et aguichantes nudités qui figuraient au dos des petits miroirs dont faisait commerce le coiffeur, l’enseignement des beaux-arts se bornait à celui du dessin d’imitation et pendant deux heures, chaque semaine, les masques de Junons, de Césars et d’Hermès proposés comme modèles semblaient, avec leurs yeux d’aveugles, leurs traits figés et leurs chairs sans vie, comme la matérialisation grisâtre et poussiéreuse de ces centaines de vers latins ou français que les élèves étaient tenus d’apprendre par cœur, comme si leur apparaissaient, extraits des armoires vitrées où les rangeait à chaque fin de séance l’élève fourrier (le même qui pendant les récréations vendait derrière un guichet grillagé des bouchées au chocolat et gonflait le jeudi les ballons de football), les fantômes exsangues de héros, de déesses ou d’empereurs romains et que, sous la garde de prêtres en robes noires et du professeur de dessin à la barbiche de faune, toute l’histoire du monde, le fracas des armes, les discours de rhéteurs et les larmes de Bérénice avaient pêle-mêle abouti là, fondus avec le temps dans cette unique et même matière plâtreuse sous l’aspect d’une foule de têtes décapitées, vidées de leur contenu, condamnées au silence et à la cécité.
C. S., Le Jardin des Plantes
Dans une lettre adressée au lecteur3, Karl Gerstner évoque la méthode de l’analyse morphologique, développée par l’astrophysicien Fritz Zwicky4. Celle-ci consiste à répertorier de la manière la plus complète possible l’ensemble des éléments essentiels d’un problème donné, en les disposant dans un ordre logique, pour constituer une boîte morphologique. Paramètres, composants et critères d’évaluation y sont décrits et mis en relation, de manière systématique. Ainsi combinées, ces données permettent de générer des solutions optimales, y compris celles qui n’auraient jamais pu voir le jour par le biais de la pensée conventionnelle.

L’atmosphère de cette pure amitié est le silence, plus pur que la parole. Car nous parlons pour les autres, mais nous nous taisons pour nous-mêmes. Aussi le silence ne porte pas, comme la parole, la trace de nos défauts, de nos grimaces. Il est pur, il est vraiment une atmosphère.

chaque phrase, au fond, ressemblant aux autres, car toutes sont dites par l’inflexion unique d’une personnalité; de là une sorte de continuité, que les rapports de la vie et ce qu’ils mêlent à la pensée d’éléments qui lui sont étrangers excluent et qui permet très vite de suivre la ligne même de la pensée de l’auteur, les traits de sa physionomie qui se reflètent dans ce calme miroir.
L’emploi de l’imparfait de l’indicatif va-t-il demeurer une source inépuisable de tristesses mystérieuses? Ce temps peut paraître cruel, jusqu’à engendrer un raidissement du lecteur5. L’étude de la forme extérieure et de la structure des êtres vivants peut également nous présenter la vie comme quelque chose d’éphémère et de passif. Au moment même où il s’agit de décrire l’aspect visuel d’un animal ou d’une plante, cette représentation peut être frappée d’illusion et être anéantie dans le passé.

Tout ce qui, semblait-il, les remplissait pour les autres, et que nous écartions comme un obstacle vulgaire à un plaisir divin:

s’il nous arrive encore aujourd’hui de feuilleter ces livres d’autrefois, ce n’est plus que comme les seuls calendriers que nous ayons gardés des jours enfuis, et avec l’espoir de voir reflétés sur leurs pages les demeures et les étangs qui n’existent plus.
À M. Reynaldo Hahn, à l’auteur des Muses pleurant la mort de Ruskin, cette traduction est dédiée en témoignage de mon admiration et de mon amitié6.
M. P.
Un programme peut être conçu pour étudier les formes au repos ou celles en mouvement, pour bâtir une cathédrale ou ramener à la surface des matériaux engloutis. La nature combinatoire des jeux de matrices permet de balayer le champ des possibles avec pour fonction l’enregistrement, la conservation et la restitution7 des événements futurs.
Incertitude.
«Pour ‹À l’ombre des jeunes filles en fleurs› serait-ce encore temps d’ajouter 3 lignes à une page et un infinitif à l’autre? J’en serais très heureux», écrit Proust le 25 juillet 1918 à Berthe Lemarié des Éditions Gallimard […]8
C. S., Le Jardin des Plantes

Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l’auteur finit, et nous voudrions qu’il nous donnât des réponses, quand tout ce qu’il peut faire est de nous donner des désirs.
Pour que la réaction ait lieu9 , celui qui désigne doit se risquer à de nouveaux assemblages, en se référant à une formule.

Il montre de quelle influence fatale sur la pensée et sur l’action ces propriétés de langage peuvent être rendues responsables, et ce qu’il y aurait de salutaire à faire servir ces mots à un usage inaccoutumé qui, par sa nouveauté même, nous forcerait à regarder au sens véritable du mot.

Un groupe d’admirateurs de Beethoven a songé à réunir les vrais artistes, les amateurs éclairés ayant le culte des grandes œuvres du Maître, en une Société Intime (société privée), dont la création permettrait une fois tous les ans, l’audition des Quatuors à cordes et de quelques autres chefs-d’œuvre.
Des œuvres dramatiques et musicales se succèderont sur une période donnée, elles seront exécutées ou jouées lors d’un spectacle, d’un concert ou de manifestations prévues à l’occasion d’une cérémonie ou de certaines festivités.
Comme « les Muses quittant Apollon leur père pour aller éclairer le monde10», une à une les idées de Ruskin avaient quitté la tête divine qui les avait portées et, incarnées en livres vivants, étaient allées enseigner les peuples. Ruskin s’était retiré dans la solitude où vont souvent finir les existences prophétiques jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de rappeler à lui le cénobite ou l’ascète dont la tâche surhumaine est finie. Et l’on ne put que deviner, à travers le voile tendu par des mains pieuses, le mystère qui s’accomplissait, la lente destruction d’un cerveau périssable qui avait abrité une postérité immortelle.
M. P., John Ruskin
L’espace compris entre le public et la scène où se tiennent les chœurs, les musiciens et les danseurs sera remodelé pour aboutir à un amalgame. Une fois constitué, le cortège, empreint de solennité, provoquera l’agglomération de l’art, de la science et de la technique, macédoine nécessaire à la matérialisation de ces «Incitations».11

Les théories de William Morris édictent qu’une chambre n’est belle qu’à la condition de contenir seulement des choses qui nous soient utiles et que toute chose utile, fût-ce un simple clou, soit non pas dissimulée, mais apparente.

Mais c’est justement de ces choses qui n’étaient pas là pour ma commodité, mais semblaient y être venues pour leur plaisir, que ma chambre tirait pour moi sa beauté.
Dans sa chambre, ressentir l’exaltation des journées de flânerie et autres fragments de voyages immobiles.
Impression renouvelée le quinze de chaque mois.12

Pour lui, le livre n’est pas l’ange qui s’envole aussitôt qu’il a ouvert les portes du jardin céleste, mais une idole immobile, qu’il adore pour elle-même, qui, au lieu de recevoir une dignité vraie des pensées qu’elle éveille, communique une dignité factice à tout ce qui l’entoure.
- «Épisodes de la vie d’Athanase Auger, publiés par sa nièce» dans Les Mémoires d’un touriste, I, p. 238-245 (Stendhal, Œuvres complètes, Calmann Lévy, 1891) [↩]
- «L’onomastique proustienne paraît à ce point organisée qu’elle semble bien constituer le départ définitif de la Recherche: tenir le système des noms, c’était pour Proust, et c’est pour nous, tenir les significations essentielles du livre, l’armature de ses signes, sa syntaxe profonde.» (Roland Barthes. «Proust et les noms», Nouveaux essais critiques, Éditions du Seuil, Paris, 1972) [↩]
- Karl Gerstner. Designing Programmes, Lars Müller Publishers, Baden, 2006 [↩]
- «Morphological analysis is simply an ordered way of looking at things.» (Fritz Zwicky. «Morphological Astronomy», The Observatory, Vol. 68, No. 845, août 1948) [↩]
- «il me suffit d’ouvrir un volume des Lundis de Sainte-Beuve et d’y tomber par exemple sur cette phrase de Lamartine (il s’agit de Mme d’Albany): ‹Rien ne rappelait en elle à cette époque… C’était une petite femme dont la taille un peu affaissée sous son poids avait perdu, etc.› pour me sentir aussitôt envahi par la plus profonde mélancolie.» (Marcel Proust. «Journées de lecture», Pastiches et Mélanges, Éditions Gallimard, Paris, 1937) [↩]
- John Ruskin. Sésame et les Lys, Mercure de France, Paris, 1906 [↩]
- «tout d’un coup nous levons les yeux et nous apercevons une toile que nous ne connaissons pas et que nous avons pourtant déjà reconnue, comme le souvenir d’une vie antérieure» (Marcel Proust. «Notes sur le monde mystérierux de Gustave Moreau», Contre Sainte-Beuve, dans Essais et Articles, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1971, p. 669) [↩]
- Marcel Proust et Gaston Gallimard, Correspondance, p.126 [↩]
- «The formula is paramount. The formula creates the form.» (Paul Gredinger. «Pro-Programmatic») [↩]
- Titre d’un tableau de Gustave Moreau qui se trouve au Musée Moreau [↩]
- «Japanese typefaces and 14th-century cathedral architecture, a musical score by John Cage, Karl Gerstner’s own work as artist and designer share a disciplined creative inventiveness.» (Richard Hollis. «To describe the problem is part of the solution») [↩]
- Les Arts de la Vie, sous la direction de Gabriel Mourey, Tome III, No. 15, Mars 1905 [↩]