Dans une des séquences de L’Homme de Rio1, moins connue que celle où l’on voit Jean-Paul Belmondo zigzaguer à vélo volé dans une Brasilia quasi-achevée mais encore inhabitée2, le Senhor de Castro, riche industriel brésilien possédant une convoitée statuette, invite les protagonistes de l’histoire à une soirée dancing et grandiose.
Là , dans la nuit brésilienne, de Castro se prête à une drague de rapace très sixties et tente de séduire Agnès Villermosa la fiancée exigeante et farfelue du personnage joué par Belmondo:
de Castro : Vous avez des yeux mécaniques !
Agnès: Mécaniques ?!
de Castro : Oui, mécaniques…
Évocation amoureuse d’un regard sublime au mécanisme induisant, sans doute et comme le veut sa définition, un mouvement, une force ou une déformation3. Évocation aussi d’un regard devenu au sens propre et figuré «machinal»: un regard qui essaierait de se substituer à la machine et parvenant, par cette métamorphose, à voir la réalité sous un prisme mécanique. Mais également un regard désinvolte, paradoxalement stimulé par cette mécanique de la non-réflexion ou de la non-volonté: un regard fait de protocoles au pouvoir détachant qui n’est pas sans évoquer quelques avant-gardes et -ismes:
 Dans l’intention de trouver de nouveaux éléments compositionnels, les peintres futuristes sont amenés à annexer à la représentation picturale toutes les découvertes visuelles de la photographie, voire toutes les formalisations scientifiques réalisées à partir de l’œil mécanique: le redoublement de la forme en tant que thématisation cinétique du temps (Marey); la matérialisation des rayons lumineux et la transparence des corps interprétées comme correspondant à une sensibilité optique aiguisée par le dynamisme (Röntgen); […] la multiplicité des points de vue en tant qu’évocation émotionnelle et affective du mouvement (Muybridge); les trajectoires stéréoscopiques et les cyclogrammes du mouvement en tant que «lignes de vitesse» (Marey, Gilbreth) […] etc. Il s’agissait de s’inspirer des travaux analytiques de la science […] mais sans aucun esprit de système.4
Lorsque l’on observe la couverture de Bizarre de mai 19595 c’est évidemment les yeux qui sont immédiatement reconnaissables sous le déguisement évocateur des gueules cassées et où pointe l’ironie critique d’un Siné au sommet de son art. Des yeux qui lorgnent sur leur gauche et notre droite; un regard qui trouble les experts depuis quelques siècles déjà , énigmatique comme le sourire attenant que peignit Léonard de Vinci entre 1503 et 1519.
Pourtant, si le célèbre peintre florentin touche-à -tout n’invente pas le sourire puisque c’est Antonello de Messine6 qui semble être le premier à faire rire un modèle en 1470, il a cependant réalisé avec La Joconde, puisque c’est elle, un jeu malicieux qui perdure toujours entre ce portrait et ses observateurs.
En 1959, Bizarre se saisit donc à sa manière de cette règle tacite qui veut que La Joconde intrigue ceux et celles qui la regarde mécaniquement ou non.
Revue crée en 1953 par Michel Laclos et d’abord publiée par Éric Losfeld, Bizarre naquit deux fois pour reprendre l’expression d’Emmanuel Dreux:
Bizarre est une revue dont le programme et l’histoire répondent exactement à son titre: l’un et l’autre s’écartent en effet du «goût» et des «usages reçus» (Littré). Pour les seconds, voici une revue qui, en quinze ans, naquit deux fois de suite, et donna le jour, entre 1953 et 1968, à 2+47 numéros forts différents. Fondée par Michel Laclos, elle fut publiée d’abord par Éric Losfeld, puis à partir de 1955 par Jean-Jacques Pauvert. Entre surréalisme et pataphysique, alternant les numéros spéciaux et les assemblages hétéroclites, Bizarre cultiva le goût de l’absurde, de l’humour noir, de l’érudition teintée d’impertinence.7
C’est ainsi un numéro spécial puisque double que produit l’équipe de Bizarre en 1959. Un numéro ayant nécessité deux ans de préparation comme l’indiquent les quelques lignes qui tiennent d’introduction et s’ordonnent, à mi-page, sous le titre spectaculairement mi-sérieux mi-décalé: «BIZARRE / présente le / PETIT TRAITÉ / DE / JOCONDOLOGIE / de / Jean Margat / suivi d’un / TRAITÉ DE JOCONDOCLASTIE». Deux ans donc pour traiter et classer une suite de documents déposés un jour de 1957 par messieurs Jean Suyeux et Jean Margat.
De Jean Suyeux on sait qu’il fut dessinateur et scénariste et surtout ami fidèle de Boris Vian avec qui il partageait le goût de la farce et du canular8. L’autre Jean est lui hydrogéologue, un métier sérieux pour ce scientifique pourtant adepte d’une forme particulière de désadoration…
En 1958 Henri Gruel et Jean Suyeux avait reçu la Palme d’Or du court-métrage pour leur film La Joconde, Histoire d’une obsession (1957) dans lequel Boris Vian jouait le rôle d’un professeur de sourire-en-biais. Le scénario écrit par le même Vian mettait l’accent sur l’obsession provoquée par le tableau et explorait les tentations vandalistes des désadorateurs, comme les nomme Salim Jay9, de cette mademoiselle Mona Lisa qui, à cette époque déjà , faisait les beaux jours des marchands de cigares, de gaines, de cartes postales, etc. et dont Tardieu, cité dans Bizarre nºXI-XII, disait:
Sur une toile de fond qui représente un paysage rocheux, une demoiselle de bonne famille, croisant les bras sur son ventre, sourit d’un air niais et satisfait, sans paraître autrement surprise de l’admiration universelle dont elle est l’objet.10
Bizarre «matĂ©rialisa [donc] le projet diabolique» de Margat et Suyeux en conservant dans ses 100 pages au format 27×18,5cm la classification binaire opĂ©rĂ©e par Margat: un traitĂ© de Jocondologie et un autre de Jocondoclastie. Les deux nĂ©ologismes couvrant ici en partie le spectre des belles offenses et autres tripotages faits Ă l’œuvre-phare de De Vinci. Tous les procĂ©dĂ©s n’avaientt effectivement pas pu ĂŞtre reproduit dans la revue, «faute de moyens» comme le confesse l’introduction encore.
Suivent alors une suite de pages à la verve graphique et pseudo-scientifique qui alignent une collection de définitions, diagrammes, fiche jocondométrique, radiographie, en somme tout l’attirail de la distanciation annonçant la suite accumulative des  images jocondoclastiennes ou jocondologiennes:
Je sais tout dirait Mona Lisa, je suis sereine et sans désir, et cependant ma mission réside à distribuer le désir […] je suis celle qui n’aime pas parce que je suis celle qui pense11
Cette citation du peintre-occultiste Joséphin Péladan (1857-1918), grand admirateur du génial florentin, introduit ainsi une longue procession des apparitions publicitaires, caricaturales, informatives, détournées, dactylographiées jusqu’à l’article retraçant la «dernière rigolade de l’avant [19]14»: le vol de la Joconde en 1911 devenant le geste ultime du désir d’un qui parvint, envers et contre tous les autres, à escamoter celle qui semble indéfiniment inspirer ses admirateurs et détracteurs.
Devant l’ensemble des documents qui s’agence entre textes, citations et images, on comprend l’ampleur de la tâche réalisée par les rédacteurs de ce spécial Bizarre bazar. Car si pour Paul Braffort, Jean Margat est le conservateur très oulipien d’une riche et systématique bibliothèque Jocondologique12, il aura fallut dans ce premier «mètre cube» de données reçu au bureau des éditions Jean-Jacques Pauvert en 1957, faire le tri et convoquer un classement pratique donc fatalement absurde.
Un texte de paraphonie développée inspiré de Jean-Pierre Brisset côtoie ainsi les expressions usuelles et lieux communs jocodiens traçant un paysage qui marque l’influence des avant-gardes et leur goût d’une «unité indissociable»13 dont ce numéro de Bizarre est le témoin tout autant que le fabriquant sous influence.
On croise donc, parmi d’autres, LHOOQ de Marcel Duchamp (1919), une couverture de la revue MAD des années cinquante où le sourire de Mona Lisa tente d’effacer celui béat de l’icône de Mad Magazine, ou encore un obscurcissement jocodien par Camille Bryen (non daté).
Pas totalement rassasiés par tant de jocodonneries, la page 67 ouvre enfin sur une introduction à la Jocondoclastie par Margat, magnifique parodie d’un texte dont on saisit immédiatement qu’il va justifier tous les mécanismes d’amoindrissement d’une obsession devant conduire à un «a-art»: un Art-non-art nuisible et évidemment jouissif.
Comme l’écrit Margat, il faut «considérer le chef-d’œuvre, donc la Joconde, sous le seul angle d’une matière première et inœuvrée, à l’état brut, très brut; le tenir pour un point de départ et non pour une fin, telle est la condition indispensable pour disposer de lui. […] Donc [posséder] un état d’esprit de fabrique».
Un état d’esprit qui bénéficie d’une mise à disposition inépuisable de la Joconde, sa reproduction mécanisée étant paradoxalement une des premières fabriques de son épuisement14. Mais un épuisement qui passera aussi par le dépaysement dont se réclament les méthodes jocondoclastiques.
Ces méthodes mettent en place un système d’opérations «non étanches» entre elles et que Margat liste en quatre grandes catégories:
- Les opérations modificatives (déformations ou transformations)
- Les opérations additives et mutatives
- Les opérations soustractives (ou retranchantes)
- Les opérations suppressives (ou annulantes)
Elles ouvrent à une suite d’images où des regards machinaux semblent saisis par les protocoles de travail de mécaniciens de l’image. Anticipant le label expérimental que Pierre Restany baptise en 1965 Mec-Art en écho au Mechanical Art qui introduit «dans le domaine pictural des procédés d’imprimerie industrielle et de reproduction mécanique»15, les différents procédés visibles dans Bizarre inspireront Roman Cieslewicz16 quant ils n’empruntent pas directement au glossaire des techniques de collages de Jirà Kolár qui réalise ses premiers rollages17 l’année de parution de ce numéro.
On observe en effet pages 78-79 des clivages qui semblent évoquer la technique du rollage qui consistait à combiner des bandes issues d’une même image pour provoquer une sensation d’élongation troublante. Geste protocolaire créant une mécanique de l’image que d’autres exploreront dans ces années 1960 qui chevaucheront sur le cinétisme et les jeux visuels nourris des avancées techniques et d’une poésie formelle qui semble tout à la fois libérer l’image et l’épuiser.
La Joconde se transforme alors en témoin-crash-test des outrages au scalpel et à la colle, jeux de mec’ qui ne font pourtant pas trembler son sourire qui semble répondre de loin à cette exergue que Valère-Marie Marchand dans sa biographie de Boris Vian, emprunte à Yannick Haenel18:
Ce visage souriait. Je me disais: il y a un sourire dans le labyrinthe. Le labyrinthe sourit. Le labyrinthe est un sourire.
Il faut donc parcourir, avec les yeux mécaniques d’une Françoise Dorléac-Agnès Villermosa qui saisit tout et l’oublie aussitôt, ces pages où l’obsédante figure répétée semble se soustraire à ses doubles maltraités et originaux pour flotter tel un Boudha souriant, immortelle et détachée. Devenue labyrinthe des possibles, la Joconde est comme ces statues au sourire étrange qui semble avoir définitivement hypnotisé ses désadorateurs pourvoyeurs d’éternels jocondoclasties…
- L’Homme de Rio, rĂ©al. Philippe de Broca avec Jean-Paul Belmondo, Françoise DorlĂ©ac, Jean Servais [1964] [↩]
- Ă€ ce titre lire le très bon article de Marie-Madeleine Ozdoba sur la construction mĂ©diatique de Brasilia comme «ville de demain» [↩]
- Cf. Larousse en ligne [↩]
- Giovanni Lista, «Le futurisme» in Giovanni Lista, Serge Lemoine, Andrei Nakov, Les Avant-Gardes, Paris, Fernand Hazan, 1991, p.21 [↩]
- Bizarre, nÂş XI et nÂşXII, Jean-Jacques Pauvert, Paris, mai 1959. Je suis redevable Ă BenoĂ®t Buquet de m’avoir remis sur la piste de ce numĂ©ro spĂ©cial oĂą se sĂ©quence une bel ensemble des jeux mĂ©cano-cinĂ©to-graphiques que le dĂ©but des annĂ©es soixante voit naĂ®tre. [↩]
- Cf. Le premier sourire de la peinture… portrait d’homme par Antonello da Messina [↩]
- Cf. La Revue des revues, nÂş49, 2013 [↩]
- Valère-Marie Marchand, Boris Vian, le sourire crĂ©ateur, Éditions Écriture, 2009 [↩]
- Cf. Salim Jay, «Jean Margat, La Joconde et la Tafilalet» in Le Soir 25/08/2011. Voir aussi le court extrait et le gĂ©nĂ©rique du film de Gruel et Suyeux sur le site de Paul Braffort [↩]
- Bizarre nÂşXI et nÂşXII, op. cit., p.2 [↩]
- Bizarre nÂşXI et nÂşXII, op. cit., p.14 [↩]
- Paul Braffort, Les souvenirs d’un auditeur emphythĂ©ote, [non datĂ©] [↩]
- Jean Weisberger, (Ă©d.) Les avant-gardes littĂ©raires au XXe siècle: ThĂ©orie (vol.2), Budapest, AkadĂ©miai KiadĂł, 1984, p. 942 [↩]
- Ă€ ce titre, Margat cite les «actes iclonoclastiques primordiaux» que sont les opĂ©rations de reproduction de la Joconde par le Laboratoire d’Études Scientifiques de la Peinture du MusĂ©e du Louvre: « La simple reproduction de la Joconde, ou Jocondurgie, par des moyens artisanaux ou industriels, et Ă des fins de nĂ©goce, constitue en elle-mĂŞme une activitĂ© dĂ©jĂ notoirement jocondoclastique Ă de nombreux titres: Multiplication mĂ©canique en nombre incalculable / RĂ©duction de taille […] ou parfois agrandissement (macrophotographie) / DĂ©coupage […] / DĂ©coloration (photographie en noir, photogravure ou hĂ©liogravure monochromes) et plus gĂ©nĂ©ralement reproduction des couleurs avec une fidĂ©litĂ© peu prĂ©cise, parfois insouciante / Transparence (diapositives) / Impression sur des matières très diverses […] / LuminositĂ© (projection) / MobilitĂ© et variation de format (cinĂ©matographie)» [↩]
- Cf. l’exposition d’octobre 1965 Ă la galerie J oĂą Restany prĂ©sente son Manifeste du Mec-Art [↩]
- BenoĂ®t Buquet, «Roman Cieslewicz et le visage: de l’effervescence pop Ă sa disparition», in Visage et portrait, visage ou portrait, sous la direction de Fabrice Flahutez, Itzhak Goldberg, Panayota Volti, Paris, Presses Universitaires de Paris, 2010, p.35-47 [disponible en ligne] [↩]
- Cf. l’article de Vladimir Burda paru dans JirĂ Kolár: L’Art comme forme de libertĂ© (cat. Galleria Schwarz, Milan, 1972, pp.84-108) citĂ© dans le catalogue des acquisitions de la Tate de 1986 [↩]
- Valère-Marie Marchand, op. cit., p.3 [↩]