Katherine Hayles, reprenant Lev Manovich1, souligne l’opposition entre les récits narratifs et les bases de données. Les narrations sont linéaires. Elles créent des structures fortement articulées. Elles développent des chronologies. De leur côté les banques de données qui existent bien avant les ordinateurs ont des entrées qui peuvent être reliées d’une manière ou d’une autre, mais sont d’abord par nécessité des collections non hiérarchisées qui n’imposent pas de forme, de séquence à priori.
« As a cultural form, database represents the world as a list of items and it refuses to order this list. In contrast, a narrative creates a cause-and-effect trajectory of seemingly unordered items (events). Therefore, database and narrative are natural ennemies » Lev Manovich, 19992
Katherine Hayles se dit frappée par le fait que les récits qui semblent si « intrinsèques à l’espèce humaine » si consubstantiels de toutes les cultures cohabitent aujourd’hui avec les bases de données dans une forme qu’elle pense (contre l’opposition stricte de Manovich) en termes de synergie. Elle voit l’apparition de toute une littérature contemporaine qui crée du « narratif à partir des banques de données »3 .
Muriel Pic dans ses élégies documentaires, décrit une « expérience lyrique, atmosphérique, élémentaire des documents » « avec la sensation d’une poussière [ celle-là même des archives consultées ] dans l’œil de la pensée »4. Ailleurs, Garance Chabert et Aurélien Mole parlent de toute une nouvelle façon du début des années 2000 de ressentir et de travailler l’archive « en constellation » relevant autant de l’iconographie que de l’astronomie à la suite du travail théorique et visuel de l’iconologie de l’Atlas Mnemosyme d’Aby Warburg, et de ses poursuites dans les années 1960–70 telles l’Atlas de Gerard Richter, le Musée des Aigles de Marcel Broodthaers, les Bilder de Hans-Peter Feldmann, etc.5.
Se développe un travail d’invention de l’inventaire, de poétique de l’archive qui tente, par effet de rapprochement, par création de catégorie, de faire surgir des figures de son fonds, rejoignant la vieille communauté étymologique qui lie le compte et le conte en français6, le conteur et le guichetier de banque en anglais (le teller)7 et la scène primitive de la lecture qui est d’abord collection8, distribution. Ainsi les premiers document écrits dotés de colophons marquant leur importance sont-ils des listes sumériennes d’Uruk qui repèrent, qui structurent l’ordre des phénomènes observables, c’est-à -dire formulables9.
Et évidemment le graphisme n’est pas en reste de cette façon de trahir la frontalité conceptuelle neutre et ouverte de la liste avec laquelle je vais clore, en contradiction et en ouverture, la transcription réinventée de cette conférence déjà lointaine et aux exemples déjà peut-être datés, que je donnais en mai 2011 à l’École Supérieure des Beaux Arts de Toulouse.
Alex DeArmond, dans le deuxième et dernier numéro de la revue de recherche en design Task Newsletter, spécifiquement consacrée à la science fiction, exploite déjà la métaphore des artistes iconographes « astronomes » que ne tarderont pas à formuler Aurélien Mole et Garance Chabert. Cette iconographie en apesanteur qui profite du potentiel de constellation des articulations ouvertes de la liste conceptuelle est formellement signifiée par un bleu profond et une voûte étoilée dont l’histoire par exemple babylonienne nous apprend qu’elle fut sans doute l’une des premières surfaces de projection de l’écriture et de la technique. Les éléments naturels sont présentés dans leur atomisme essentiel de structure géométrique potentiellement combinable. L’anthologie voulue scientifique et objective des représentations humaines envoyées aux extra-terrestres en 1977 par Le Golden Voyager apparaît dans son arbitraire et sa motivation de construction située temporellement et culturellement.
Une pensée de l’inscription en constellation sur l’espace de la double-page qui peut fonder d’un certain point de vue notre discipline de la typographie avec la poésie chiffrée de Stéphane Mallarmé à la toute fin du XIXe siècle.
Une correspondance entre le potentiel d’articulation en figures des nuées étoilées et de la suite des entrées potentiellement illustrées du sommaire du livre qui devient manifeste dans l’ouverture de la poétique associative du A-Z A=A de Lina Grumm.
Un travail des congruences et des différences de la kyrielle des images qui peut s’affirmer comme la méthode de construction du livre, comme dans le malicieux Marabout duchynois de Céline Duval dans lequel la cohérence de chaque double compilant les photographies familiales des habitants de Duchy annonce en belle page la logique de la double suivante.
Un travail de montage et d’accrochage qui s’affirme au cœur du travail d’arrangement de l’archive monographique Recollected works du fameux duo Mevis & van Deursen. Ce qui est devant, ce qui est dessus, ce qui est à côté, ce qui se pose, se compose et s’interpose.
Un travail d’invention visuelle de la re-collection qui a été préparé par toute une galaxie d’essais d’arrangements : transparence des grilles rationnelles de structuration et de modulation, tas, pliages, décalages et effets de marges, taxonomies des titres, des légendes, fenêtres profitant des lignes de force de la page, etc.
De leur côté, Coline Sunier et Charles Mazé puisent dans le patrimoine typologique de l’édition des protoypes liés aux thématiques abordées par la revue 2.0.1 – une revue de droit parue sous le régime de Vichy pour la contrainte, un contrat de pays des années 1980 pour local/global, etc. Comme une façon d’activer une des entrées potentielles de l’archive éditoriale.
Ils vont même avec François Aubart et le catalogue de l’exposition Cf. faire en 2010 de la connexion, de ce qui compare, classe, rapporte ou réunit la constellation hyper- ou intertextuelle, le thème et l’expérience du livre. Ainsi le catalogue qui contrefait un manuel d’imprimerie des années 1960 tire à part ses illustrations en quadrichromie, vient leur réserver une place dans les blocs-texte du livre, mais ne leur attribue aucune indexation…
On voit bien comment la réflexion néo-conceptuelle de la façon dont on classe, dont on catégorise, dont on relie les bases de données de la pensée et de la culture devient un des ressorts de la création et peut devenir, comme avec le duo officeabc – Catherine Guiral et Brice Domingues – l’enjeu même de la pratique en même temps que l’analyse morphologique et étymologique de l’intelligence, c’est-à -dire de ce qui lit, ce qui lie, qui cueille – en latin legere –, dans l’entre de la mémoire des objets et des représentations.
Pour les vœux miroitants 2011 de l’école des beaux arts de Toulouse, Catherine et Brice vont être frappés par la structure chiffrée du nombre de la date constituée d’un double – 2 –, d’une absence – 0 – et d’un duo d’unités – 1 et 1. Dès lors ils vont laisser aller la machinerie herméneutique de jeux d’association en cascade plus ou moins motivées par le thème de l’annonce.
Les lettres du texte au verso vont se dédoubler en effets de miroir. Le visuel du verso va créer un couple de duos par le produit de deux photogrammes liés et opposés – le premier photogramme extrait de la série télévisuelle populaire 2 flics à Miami installe son duo surfacique de stéréotypes américains contrastés ; le second est le portrait photographique de Virginia Woolf, auteure notoire d’Orlando qui n’est pas seulement une ville de Floride mais le nom du personnage principal androgyne de sa biographie imaginaire. Au verso, le mot Miami se répète 11 fois pour devenir le nombre 2011 écrit en chiffres de la romanité caractéristique de l’architecture de la capitale occitane. Le recto reprend en respectant ses déformations le décor historié d’un mug personnel que Catherine et Brice sont les seuls à connaitre et à savoir que Catherine l’a ramené de la ville d’Orlando…
« Une main qui se pose sur l’épaule ou la cuisse d’un autre corps n’appartient plus tout-à -fait à celui d’où elle est venue. Elle et l’objet qu’elle touche ou empoigne forment ensemble une nouvelle chose. Une chose de plus qui n’a pas de nom et n’appartient à personne. »
Rainer Maria Rilke10
- Lev Manovich, « Database as a symbolic form », Convergence 5.2, 1999, pp. 172–192 [↩]
- Lev Manovich, « Database as a symbolic form », op. cit. [↩]
- Katherine Hayles, « Bien penser à l’ère numérique », Sylvain Bourreau (prod.) La suite dans les idées, France Culture, 15 10 2016, https://www.franceculture.fr/emissions/la-suite-dans-les-idees/bien-penser-lere-numerique consulté le 26 02 2017 [↩]
- Muriel Pic, Élégies documentaires, Éditions Macula, Paris, 2016, pp. 81–82 [↩]
- Garance Chabert et Aurélien Mole, Artistes Iconographes, 2009, http://www.mole.servideo.org/textes/iconographes.php consulté le 26/ 02/ 2017 [↩]
- Conter v. tr., emprunt francisé (1080), précédé par l’ancien provençal comptar (v. 980), se confond à l’origine avec compter. Les deux verbes continuent le latin computare ‹ calculer ›, attesté dans les textes médiévaux au sens de ‹ narrer, relater › (906) : le lien entre ces deux notions souvent confondues dans la mentalité médiévale, est l’idée commune d’‹ énumérer, dresser la liste de ›. Alain Rey (dir.), « Conter », Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, Dictionnaires Robert, Paris, 2000, Tome 1, p. 871 [↩]
- Barbara Cassin (direction), « Logos », Vocabulaire européen des philosophies, Seuil / Dictionnaires Le Robert, 2004, p. 738 [↩]
- logos [↩]
- Jean-Jacques Glassner, « Quel avenir pour l’épigraphie mésopotamienne ? », Vincent Charpentier (producteur), Carbone 14, France Culture, 11 03 2017, https://www.franceculture.fr/emissions/carbone-14-le-magazine-de-larcheologie/quel-avenir-pour-lepigraphie-mesopotamienne consulté le 13 03 2017 [↩]
- Rainer Maria Rilke, Auguste Rodin,Traduit de l’allemand par Maurice Betz. Éditions Emile-Paul frères, Paris, p. 56-58 [↩]