Martin Kippenberger est actuellement « à l’affiche » au Museum Folkwang d’Essen, au cÅ“ur de la Ruhrgebiet allemande, à travers une exposition qui emprunte son intitulé au titre de l’une des productions imprimées de l’artiste, Du Kommst auch noch in Mode – Plakate von Martin Kippenberger (Tu redeviens aussi à la mode – Affiches de Martin Kippenberger). Du 18 octobre 2014 au 18 janvier 2015, cette exposition nous fait découvrir un panorama assez épatant de l’ensemble de la production graphique de Martin Kippenberger, et plus précisément les nombreuses affiches qu’il a pu produire durant sa très brève carrière.
Car MK se revendique autant artiste quand il peint (c’est durant ses études aux Beaux-Arts de Hambourg qu’il avait décidé de devenir un « professionnel de l’art et de la peinture ») qu’en dehors de sa peinture. À la fois peintre donc, sculpteur, performeur, musicien, collectionneur, organisateur d’expo et de concerts… MK est aussi graphiste. En affirmant « je suis plutôt un représentant, je vends des idées, je les communique. Je suis bien plus proche des gens que celui qui peint des toiles », MK entend relativiser son rôle de peintre au profit de ses autres activités – toutes aussi importantes à ses yeux –, de son engagement personnel et de la médiation de son travail, ce que l’exposition d’Essen fait apparaître clairement. On ne sait jamais ce qui est prioritaire dans la production de ce créateur compulsif. Est-ce l’exposition elle-même ou l’impression de l’affiche, du carton d’invitation ou du catalogue qui l’accompagne ? Toute hiérarchie est vaine, il n’y a pas d’Å“uvre qui soit plus déterminante qu’une autre, pas d’activité plus signifiante qu’une autre. Tout est là , possible et important, tout concourt à la globalité de l’Å“uvre artistique.
Précisément, l’affiche n’est pas seulement aux yeux de MK une publicité pour ses expositions/manifestations mais aussi un espace de recherche, un moyen d’expression et un vecteur d’échange direct avec le public. Avec Gerhard Richter comme figure tutélaire, la diversité stylistique est une caractéristique singulière de la scène artistique allemande de la fin des années 70. Affichant une production délibérément inclassable, MK passe avec une délectation manifeste d’un médium à l’autre et s’amuse à brouiller les pistes, à se jouer des styles et des étiquettes. « Mon style, c’est de ne pas en avoir » disait-il. Son travail protéiforme embrasse en effet tous les styles, ce qui revient à n’en avoir aucun. Du fait de sa production inflationniste, MK nous place dans une impasse d’évaluation. L’Å“uvre graphique de Kippenberger n’échappe pas à cette règle, elle est à cet égard aussi riche et énigmatique que son Å“uvre picturale. On peut donc difficilement la définir, tout au plus peut-on en souligner quelques traits récurrents.
Qui est le plus apte à parler de son propre travail et de son engagement si ce n’est MK lui-même. Partant de ce postulat, MK exploite largement l’affiche dans son entreprise d’auto-promotion et de construction de son mythe personnel. MK assume son narcissisme, c’est le moins que l’on puisse constater. Plutôt que d’exploiter une réalisation emblématique comme principal visuel – comme cela se pratique très communément –, il se plaît, et se complaît, à se figurer lui même, d’abord seul et premier rôle de ses propres images1 ou accompagné de ses comparses Werner Büttner, Albert et Markus Oehlen2. L’affiche semble alors se décrypter comme le relais visuel d’une performance déjà accomplie ou en puissance. Et souvent – sans pour autant contrevenir aux impératifs promotionnels –, le ridicule de la posture est si ostensible qu’il témoigne d’un sens aigu de l’humour et de l’autodérision. Comme il l’avoue lui-même, MK est « plus qu’un simple artiste (…), un gaspilleur, un animateur et un acteur, un crâneur, un meneur et un présentateur ». Il arrive à MK, peut-être par manque de temps pour tout faire lui même mais plus sûrement par diversion, de déléguer à certains de ses pairs le soin de réaliser ses affiches, dans une démarche analogue à celle qui l’avait conduit à faire réaliser des toiles sur ses instructions par les mains expertes d’un peintre « professionnel » (Lieber Maler, male mir, 1981). Franz West, Werner Büttner, Lawrence Weiner3, Mike Kelley4 ou John Baldessari5, pour n’en citer que quelques uns, se sont soumis à l’exercice et, ce faisant, ont d’une certaine manière adoubé MK au même titre que ce dernier les a habilement « absorbés » dans son propre travail.
Un esprit post-punk, et accessoirement néo-dada, habite la plupart des affiches réunies à Essen, faisant par là écho au propre parcours de MK au sein de la scène punk berlinoise, en tant qu’ex-leader du groupe Die Grugas et directeur du célèbre café punk S.O.36. Le traitement brut, voire brutal — par ailleurs assez coutumier chez les Nouveaux Fauves, auxquels on associe parfois MK –, de certaines images et certains documents intégrés sur les affiches, recyclés, hyper-contrastés et altérés par des procédés de reproduction plus ou moins sommaires6, entretient une certaine parenté avec l’imagerie de la contre-culture, celle de Jamie Reid, du collectif français Bazooka, ou l’esthétique que Mark Perry avait mise en place dans la revue Sniffin’ Glue, pour ne prendre que quelques exemples emblématiques. Il est clair que Kippenberger cultive une distance amusée et ironique avec le bon goût et avec toute pratique un peu noble du graphisme, y compris celle de la « typographie destroy », en vogue dans les mêmes années 80, à Londres et Los Angeles (à l’exception peut-être d’un Cornell Windlin), et entretient du même coup l’image péjorative, établie par la critique, d’un art « tout à fait dans le style des prolos qui hantent les bistrots allemands ». Ce DIY de façade ne doit pas masquer l’arrière-fond nourri de culture dada et néo-dada, qui rend le graphisme de MK impossible à situer, ni dans un registre savant, ni dans celui d’une pratique véritablement « amateur » à laquelle on pourrait pourtant croire au regard de la gestion typographique souvent chaotique et calamiteuse. Déjà à l’Å“uvre dans sa peinture, la tonalité frondeuse et contestataire de MK, un brun nihiliste parfois, transpire de ces affiches (notamment de leurs titres) mêlant l’absurde, l’outrance et la provocation7. L’affiche de l’exposition Die No Problem Bilder8 montre un dessin malhabile d’un officier SS, celle de l’exposition Du Kommst auch noch in Mode / Dialog mit der Jugend II9 présente une image assez brute de deux jeunes le sexe à l’air. Ce n’est pas tant la nudité ici qui est provocante que la tonalité « trash » et deshinibée de l’image. Pour une exposition organisée à la Galerie Leyendecker à Santa Cruz de Tenerife en 1985, Kippenberger reprend un visuel de Picasso en caleçon et peignoir, promenant un chien ressemblant à un lévrier afghan, avec le titre « Je pourrais vous prêter quelque chose, mais cela ne vaudrait rien »10. Fermons le banc !
Chez Martin Kippenberger, l’affiche est souvent constituée d’un assemblage d’images préexistantes et présentées dans leur fonction de documents originaux ou d’archives. La matérialité du document, et de son procédé de reproduction, est affirmée : découpages approximatifs des bords de l’images et présence des marges blanches11, bords déchirés12, trames et hétérogénéité des documents13, recyclages de documents bruts ou imprimés14, modes d’assemblage visibles15, etc. Sans oublier les matières de l’image documentaire : photo couleur ou noir et blanc, photomaton16, photocopie de piètre qualité17 ou saturée18, document imprimé et tramé19, etc.
Il ne s’agit pas pour autant de photomontages à la manière des dadaïstes berlinois. La valeur plastique ou les potentialités poétiques de l’image ne semblant pas l’intéresser plus que cela, au delà de sa valeur documentaire. MK n’opère aucun montage. Le document est juste là , posé sur l’espace de l’affiche, imposant sa présence et son contenu au regard, sans enjeu de hiérarchie ni de perspective esthétisante. Cette approche première, brutale et violente, du document d’archive et de sa plasticité n’empêche pas pour autant une exigence, voire une sophistication, de la forme finale des affiches. Celles-ci sont la plupart du temps imprimées en sérigraphie (ou en association offset+sérigraphie), combinant des surimpressions subtiles et les tirages sont souvent limités à une centaine d’exemplaires, histoire peut-être de leur attribuer un statut plus exceptionnel.
Martin Kippenberger avait pour maxime « les bons artistes ne prennent jamais de vacances », ce qui, chez lui, prenait un relief exemplaire au regard d’une Å“uvre si prolifique, d’une production si intense et compulsive qu’elle a toujours semblé guidée par l’urgence, peut-être par la prémonition d’une issue funeste imminente (rappelons que MK décède en 1997, à l’âge de 44 ans, d’un cancer du pancréas). On a souvent admis que Francis Picabia avait été une tutelle fondatrice pour les Nouveaux Fauves allemands. Cela semble encore plus vrai concernant MK, chez qui il y a incontestablement du sang picabiesque. Touche-à -tout hyperactif comme lui, adepte forcené de l’autodérision, tour à tour provoquant puis attendrissant, MK produit à l’instar du catalan un art truculent, audacieux autant que virtuose, et un graphisme décalé, violent parfois et équivoque souvent.
Un grand merci à Monsieur René Grohnert, directeur du Musée de l’affiche allemande, lequel nous a gracieusement fait parvenir le catalogue de l’exposition du Folkwang Museum d’Essen dont sont issues les documents, ainsi qu’à Isabelle Trutin qui a joué le rôle d’intermédiaire.
- images 1, 3a, 6, 15 [↩]
- images 13, 18 [↩]
- image 16a [↩]
- image 16b [↩]
- image 17 [↩]
- image 14 [↩]
- images 3a, 5, 9, 15 [↩]
- image 7 [↩]
- image 4 [↩]
- image 2 [↩]
- image 10 [↩]
- images 9, 11 [↩]
- image 8 [↩]
- images 3b, 11, 19, 31 [↩]
- image 5 [↩]
- image 1 [↩]
- images 12, 14 [↩]
- image 6 [↩]
- images 7, 8, 11, 12 [↩]
- RÉFÉRENCES ICONOGRAPHIQUES
1– The Alma Band. Vienne, Autriche, 1984.
2– Podria prestarte algo, pero eso no te harÃa ningún favor [Je pourrais vous prêter quelque chose, mais cela ne vaudrait rien]. Teneriffe, Espagne, 1985.
3a– Gib mir das Sommerloch [Donne-moi un peu de vacances]. Bonn, Allemagne, 1986.
3b– Grazzmania Vortrag über die Fotografie. Graz, Autriche, 1986.
4– Du kommst auch noch in Mode / Dialog mit des Jugend II [Toi aussi tu reviens à la mode / Dialogue avec la jeunesse II]. Stuttgart, Allemagne, 1986.
5– Kampf dem Dekubitus [Lutte contre le décubitus]. Hambourg, Allemagne, 1986.
6– Miete Strom Gas [Loyer Électricité Gaz]. Darmstadt, Allemagne, 1986.
7– Die No Problem Bilder [Les Tableaux No Problem]. Münich, Allemagne, 1986.
8– Nur Angst vor Frauen die Samt tragen / Seidene Schlüpfer sind keine Ausrede für Hautgarbene BH’s [Seulement peur des femmes en velours / des slips en soie ne sont pas une excuse pour des soutiens-gorge couleur chair]. Oldenburg, Allemagne, 1986.
9– Sand in der Vaseline [Du Sable dans la vaseline]. Düsseldorf, Allemagne, 1986.
10– Broken Neon. Graz, Autriche, 1987.
11– Peter. Cologne, Allemagne, 1987.
12– Pictures of Lilly and Brother and Sisters. Graz, Autriche, 1987.
13– Q.U.I. Büttner Oehlen Oehlen Kippenberger. Nice, France, 1987.
14– Traum des Sextaners [Le rêve des sixièmes]. Cologne, Allemagne, 1987.
15– Sorry III. New York, USA, 1987.
16a– Lawrence Weiner. Hand Painted Pictures Martin Kippenberger. Cologne, Allemagne, 1992.
16b– Mike Kelley. Was Gott im Herrschen, bin ich im Können. New York, USA, 1992.
17– John Baldessari. For Martin… Kippenberger Pictures of an Exhibition John Baldessari. Cologne, Allemagne, 1994.
18– Wahrheit ist Arbeit Büttner Kippenberger Oehlen (version 2) [La Vérité c’est le travail Büttner Kippenberger Oehlen]. Essen, Allemagne, 1984.
19– Das Pferd und die Tiefe Künstlerbücher. Cologne, Allemagne, 1989. [↩]