Mon premier est glossy.
Mon deuxième est charbonneux.
Mon troisième est rugueux.
Mon premier se feuillette constamment. Sa lecture, gourmande, insatiable, n’a pas de fin. Mon premier est un recueil d’images glissantes : on l’ouvre, on tente de saisir sa mécanique rétinienne : des photographies ou reproductions d’œuvres s’enchaînent, se superposent et empêchent de démêler la nature du fichier source : documents ? œuvres ? peintures abstraites géométriques ? Des captations photographiques reviennent régulièrement au fil des pages, telle cette feuille de philodendron — ou de monstera –, mais elles réapparaissent dans d’autres états colorés, dans des face-à -face renouvelés. Les pages se tournent et activent un sentiment de déjà vu, de fragiles passages entre ressemblances et différenciations. Dans ce défilé, simplement cadré par une marge blanche de tête et une marge blanche de pied, aucun système hiérarchique : natures mortes, compositions géométriques, paysages, photos souvenirs, tout est rythmé par une mécanique réfléchie de surimpression colorée. Des jeux de superpositions qui m’interrogent sur la réalité de la reproduction : me donnent-ils à voir des œuvres d’art existantes, ou bien recomposées pour l’occasion ? Le livre crée-t-il une nouvelle œuvre ?
La couverture par vernis sélectifs cadre cette idée d’un catalogue d’œuvres soumises à l’agencement d’une combinaison aléatoire. On retrouve d’une certaine manière la logique que Norm avait expérimenté à Chaumont pour l’exposition Superficial, 1+6+15+20+15+6+1=64 (21e festival international de l’affiche et du graphisme de Chaumont, 2010). Ici, le studio suisse mixe les photographies et les compositions géométriques de l’artiste Shirana Shabazi, en jouant avec sa complicité et son auctorat. Les différentes techniques et média se télescopent, s’offrent dans un chatoiement coloré et se dérobent. L’interpénétration des images imprimées interpelle. L’interprétation de l’œuvre n’est pas assurée.
Mon deuxième se prend en marche, comme un road movie nocturne. Le titre indique : nous sommes à Téhéran, partie Nord. Nous pourrions être dans n’importe quelle capitale aux enseignes gigantesques publicitaires rétro-éclairées, seuls les panneaux de signalisation en farsi nous ancrent dans un territoire précis. Entre des échangeurs d’autoroutes, des immeubles, de-ci de-là , au milieu de paysages nocturnes qui cherchent leur lumière, passent des hommes, uniquement des hommes. Les rares intrusions végétales se savourent d’autant plus précieusement que le papier fibreux évoque la matérialité de la feuille. Les plumes végétales, les joncs aux bord des routes apparaissent dans ce recueil photographique grâce à la qualité de l’impression telles des rehauts picturaux. Une photographie par page délimitée par une marge blanche intérieure. Le papier permet un encrage noir intense, charbonneux, teinté par contraste d’une luminosité argentée.
Mon troisième ne semble être que cadres vides, que larges marges blanches tournantes. Alors qu’il arbore le plus grand format, sa couverture est plus épaisse que sa masse légère (ridicule) de feuilles. Par un jeu de textiles, un simili cuir rouge découpé sur une toile rose rêche, il se dote d’une enveloppe couvrante imposante : un rectangle rouge incrusté dans un rectangle rose (une variante du cube blanc et de ses emboitements). Il semble le plus fonctionnel, le plus lisible, lui seul accueille un texte (Photographic Difference de Jens Asthoff) et quatorze planches (imprimées sur un papier épais, comportant généralement trois reproductions d’œuvres). On y retrouve les œuvres de mon premier, intactes : des planche-contact de vérification de l’existence des œuvres. Les légendes sont placées en fin de parcours. Les photographies de Shirana Shahbazi, généralement de grand format, sont réduites à des vignettes. Les graphistes se jouent des échelles1 comme la photographe le fait régulièrement avec les formats et les techniques d’impression. « Commençons par le commencement ! » parait le livre le plus explicite, mais il prend dans l’effet de suite sa force significative et conceptuelle.
Le premier est un ouvrage conçu à la suite d’une exposition, Monstera, à la Kunsthalle de Berne de l’artiste de Shirana Shahbazi (octobre à décembre 2014), les commissaires étaient Fabrice Stroun et Tenzing Barshee. Il a été édité en 2014 par Shirana Shahbazi et Manuel Krebs et mis en forme par Norm, imprimé par DZA DRUCKEREI zu Altenburg (Allemagne).
Mon deuxième a été publié à l’occasion d’une exposition de Shirana Shahbazi à Graz en 2016. Même artiste, éditeurs et graphistes.
Mon troisième a été publié à la suite de l’exposition monographique First Things first au KINDL de Maschinenhaus (commissaire Andreas Fiedler) aux éditions Stenberg Press.
Le tout échappe au superlatif du verbe (un seul micro texte) tout en étant tenu par la typographie de Norm, la Riforma (systématiquement mentionnée).
Mon second change la lecture du premier. Il la ralentit, la décode par contraste. Le troisième approfondit la fugacité rutilante, pop et nostalgique du premier. Les deux premiers voyages non paginés optent pour des circulations différentes : l’une combinatoire et multiple, la deuxième, posée et linéaire. Deux voyages visuels et tactiles, sans nuance ni légende. Aucun texte, juste un colophon pour mon deuxième à peine lisible.
Le tout déploie des questionnements sur l’un et le multiple : la somme des catalogues — en cours, incertaine, en attente du quatrième – n’équivaut pas à la somme de l’œuvre. Ces trois opus sont des catalogues d’exposition, du moins ils sont tous reliés à une exposition, mais aucun n’informe directement de l’exposition, de ses partis pris scénographiques. Aucun ne renvoie à l’habituelle typologie éditoriale d’un catalogue (répertoriant, classant, géolocalisant, informant…). Internet devient une extension qui permet de trouver une trace photographique des expositions et de comprendre comment l’œuvre à taille réelle a questionné l’espace des centres d’art. À Berne, les œuvres étaient disposées sur des murs monochromes aux couleurs vives. Mon premier fait écho à ces cubes monochromes encastrés aux tons vifs par sa logique combinatoire colorée. Ces catalogues questionnent l’organisation (chimérique, mise en abîme) d’un ensemble d’œuvres. En l’absence de classement systématique, protocolaire (pensé davantage par le maitre des mots, l’historien, le commissaire…), les lecteurs s’offrent d’autres lectures. Ces catalogues touchent à des limites, à celles des définitions du livre d’artiste et des catalogues institutionnels pensés par des graphistes penseurs, relieurs, éditeurs. Ces trois livres sont une forme de recherche sur l’étendue éditoriale possible entre les passages d’une exposition à un livre, vestige un tant soit peu plus pérenne et réellement tangible. Ailleurs, Shirana Shabbazi et Manuel Krebs poursuivent d’autres pérégrinations éditoriales dans la série Medium # (actuellement trois tomes) aux éditions Nieves2.
Chaque livre est une unité (une des composantes du projet graphique dont Norm apprécie l’étude3 ) et en tant que tel reste indéterminé, comme une invite à l’interprétation. La connaissance procède par distinctions, découpages et fractionnements dans un processus de pluralisation. Nous divisons, rassemblons, nous procédons par associations. Régulièrement, les protocoles de travail de Norm tentent de décortiquer nos machines à penser, à créer. Ils poussent la logique et la rigueur dans leurs retranchements. Ils révèlent les failles tautologiques et l’absurde qui dort dans chaque système. Avec Shirana Shahbazi, ils questionnent les limites des genres (dimension sociale et physique de la différence artificiel/naturel, conceptuel/expressif, graphiste/artiste). Chaque cellule-livre régénère l’œuvre et les processus de mise en œuvre.
Cet ensemble se livre et se resserre par le spectre de fantômes (personnels), par ce lien fantomatique des recompositions photographiques (qu’on pourrait caler entre entre le « spectrum » de Roland Barthes et les « histoires de fantômes pour adultes » d’Aby Warburg). Shirana Shahbazi est née à Téhéran, elle a quitté l’Iran enfant pour l’Allemagne4. Cet ancrage est systématiquement mentionné dans ses biographies. Il est difficile de dater ses images, qui pourraient être d’hier ou piéger des souvenirs d’enfance. Les filtres, le jaunissement, la dé-colorisation mêlent le toujours passé au frétillant présent. La mémoire des images (familiales, de l’environnement proche, de la culture partagée…) est en creux, alerte dans tout son travail. Cette réalité fantomatique résonne encore plus fortement dans l’espace du livre. Comment dans ses systèmes d’association, ces systèmes logiques et aléatoires, la variable du souvenir, de l’enfoui vient troubler les raisonnements discursifs ou les tapisseries visuelles ? Les pensées ou les hors-champs de la pensée d’un(e) artiste ne se photographient pas. Comment entre les fils de l’un et du multiple, l’analyse patiente d’une unité peut-elle remontrer les fils de la compréhension ?
Mon tout témoigne de cet indéfectible besoin de possession des livres : posséder, être possédée à défaut de pouvoir saisir, assurément. Chacune de ses unités livres échappe, s’expose fragmentaire. Chaque unité-livre est rendue distincte par l’impression. Chacun de ses trois poids renvoie à la dispersion et à la cohérence, à la beauté sauvage de l’identité papillonnante d’un souvenir, à une illusion, d’une couleur à une forme, de la profondeur intime à la surface éclairante.
- Exposition Norm, Une saison graphique, 2016 [↩]
- https://www.nieves.ch/1154/medium_1 [↩]
- Comme les grilles, les chiffres, les systèmes, les restrictions formelles [↩]
- Elle a étudié la photographie à la Fachhochschule Dortmund en Allemagne et à la Hochschule für Gestaltung und Kunst à Zurich. Shahbazi vit et travaille à Zurich. [↩]