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Il est une convention tacite surprenante dans la communauté du graphisme français et qui semble la structurer en sous main comme un genre de totem / tabou, aïe, duo de mots compliqués1 : s’il semble autorisé d’y critiquer une pratique, un positionnement, une production, il apparaît inconvenant et dangereux d’y risquer un parallèle stylistique, une analogie de moyens ou de visée, une filiation ou, inversement, un démarquage… Et des controverses d’une violence étonnante s’y développent et l’agitent avec une belle régularité d’horloge autour des affaires de plagiat et autres procès en influence ou en contrefaçon. Tout se passe comme s’il existait de manifestes droits de propriété sur les signes visuels eux-mêmes, les langages graphiques de chacun, cette façon d’utiliser des carrés, des coulures, des couleurs sombres ou saturées… ce penchant pour les textures bitmap ou les effets manuels et jusqu’à invoquer les figures tutellaires les plus autoritaires et soutenir les comparaisons les plus risquées. Qui a dit Vinci ?
Il me semble que dans ces affaires passionnelles se jouent les instincts de puissance de chacun et les bannières stylistiques comme autant de créneaux sur le marché hyper-concurrenciel et microcospique d’un pays peu sensible à l’exigence graphique. Mais surtout ces controverses récurrentes nous ramènent à la question rebattue de l’autorité du droit d’auteur. C’est à dire à l’expression fondatrice de l’auteur et de l’auctorialité, ouille, nouveau mot compliqué, dont notre beau pays hexagonal se targue d’être en quelque sorte l’inventeur ou du moins le dépositaire.
Tentons donc de déplier un peu cette qualification, c’est-à-dire aussi cette qualité, fut-elle compliquée, pour découvrir ce qui peut rendre la fonction de l’auteur valorisante aux yeux d’une partie de la corporation graphique et pas seulement française. Interrogeons les raisons du surgissement de cette figure visiblement nécessaire dans le graphisme des années 80. Essayons d’approcher ce que recouvre aujourd’hui, à l’ère de la globalisation financière qu’on dit en crise et de la révolution numérique, la posture ou l’imposture du graphisme d’auteur…
Un bon graphiste est un graphiste auteur
Qu’est-ce-qu’est le graphiste ? Peut-être une sorte de représentant de commerce, l’interprète du texte de la marchandise et de la culture. Un interprète un peu spécial qui, non seulement donnerait corps, incarnerait ce message préexistant, mais le mettrait aussi en scène et l’acclimaterait aux langages d’une époque. Un acteur et un metteur en scène ou encore un traducteur qui serait capable d’ajouter au texte de la commande, ce fameux cahier des charges, cette fameuse programmation, un texte second, un commentaire, une mise en perspective, peut être une critique. Un discours qui se superposerait au texte premier, l’habillerait pour la route, lui donnerait ce « supplément d’âme » capable de toucher le quidam, d’émouvoir le prospect, de le mettre en mouvement, d’obtenir son adhésion et sa participation.
On peut, me semble-t-il, rapprocher l’activité graphique du travail de l’intonation et du jeu physique de l’acteur qui vient actualiser le texte de référence en en définissant une interprétation. Le graphisme est cette sorte de mise en musique des textes plus ou moins institués qui sont aussi l’expression du pouvoir. Un genre de chœur antique, un opéra, une opérette, une comédie musicale…
Mais peut-être vaudrait-il plutôt rapprocher le graphisme de l’énonciation qui, au sein même du texte, permet au récepteur d’un message de piloter les interprétations d’un énoncé. Paul Watzlawick assure que « toute communication présente deux aspects : le contenu et la relation, tels que le second englobe le premier et par suite est une métacommunication »2. Daniel Bougnoux renchérit : « communiquer suppose toujours deux niveaux d’émission et de réception des messages : premièrement des messages cadres, et sur la base de ceux-ci des messages de contenu ou d’information proprement dite ». Bref, la mission du graphiste reviendrait à inscrire l’énoncé d’un commanditaire, en expression, dans le cadre relationnel d’une énonciation. Le graphisme s’intéresserait à cette fonction métalinguistique que qualifie Roman Jakobson3 et qui permet au discours de parler de lui même. Le graphisme agirait au cœur même du langage. Le graphisme serait médiation culturelle et métalangage.
Le graphiste, en mettant le texte de la commande en image, co-produit son contenu. Comme son nom l’indique, il est une sorte de petit cousin de l’écrivain. Et comme tous les compositeurs-interprètes, il se rêve en auteur. Chaque voix est une empreinte. Chaque interprétation engage la subjectivité du locuteur, la variante personnelle, l’idiolecte… Bref, le portrait du graphiste en scribe écrivain public en appelle très vite à celui de l’auteur, de la source, de l’inventeur de formes. Pierre Bernard croit « trop à la présence nécessaire de l’engagement personnel et artistique dans l’acte graphique pour penser qu’on puisse faire l’économie d’être auteur pour le pratiquer »4.
Et l’on en vient à rapprocher la prestation de service visuel forcément servile du graphisme, du prestige libéral du peintre ou de l’écrivain. Cette libéralité qui n’est pas encore le libéralisme et qui veut libérer l’art de ces beautés adhérentes qu’on appelle ailleurs fonction ou fonctionnements. Cet art que Kant pensa désintéressé et sans concept en regardant, dit-on, les « merveilleux nuages ». Et l’on fait intervenir dans notre cénacle de petits artisans hérauts des discours officiels la figure, héroïque cette fois, de l’auteur romantique. Du démiurge, la tête dans les étoiles, chargé d’éclairer comme un phare notre sombre réalité de ses visions fulgurantes…
La France s’était faite depuis longtemps la championne du graphisme d’auteur en posant son activité graphique dans le sillage des bérets, des palettes et autres pinceaux des grands maîtres de la scène artistique parisienne5. On doit sûrement accorder aux grandes figures du style international cette même contiguïté avec la chose artistique, cette fois dans un registre musical, discret et abstrait. Richard Paul Lohse fut graphiste ET peintre. La fondation qui le représente aujourd’hui le définit significativement sur la page d’accueil du site qui lui est dédié comme un peintre, un graphiste et un auteur, sans que je sois sûr qu’on veuille faire référence au travers du choix de ce qualificatif à son activité d’écrivain… Joseph Müller Brockman confessait sans coquetterie, en se retournant sur sa carrière, que ses meilleurs travaux étaient nés de cette expérimentation si essentielle à la doxa artistique moderne6. Mais, à ma connaissance, ni les remuants et extravagants gaulois (bien sûr immigrés de partout) ni leurs puritains homologues suisses ne revendiquaient le statut (de commandeur) de l’auctorialité. Les premiers n’en ayant visiblement pas besoin, les seconds n’en ayant semble-t-il pas idée, du moins à l’époque.
Un bon auteur est un auteur mort
On n’a pourtant pas toujours eu besoin d’auteur et particulièrement dans le graphisme. Sans parler des temps reculés de l’artisan anonyme asservi sous le joug de la technique et du savoir-faire. Sans parler des mystères de l’idole de la logosphère dont parle Régis Debray7. De ces images « acheiropoiètes » qui se font toutes seules, en tous cas, pas de main d’homme… Le graphisme n’a pas toujours eu besoin de revendiquer ses acteurs en tant qu’auteurs. Le graphisme n’a pas toujours eu besoin d’autorité.
Au début du XXe siècle, Il s’agissait de bien servir la cause. Cause collective, intégrale et intégrative du progrès, de la communauté de la modernité. Progrès de l’âge de l’industrie et de ses promesses de lendemains qui chantent. Promesse de bien servir les fonctions humaines. Promesse de bien servir la doxa de la révolution moderniste. « Pour l’interprète moderne de la forme [gute form a-t-on envie de rajouter], la ‹ touche personnelle › de l’artiste n’est absolument d’aucune importance » pouvait dire El Lissitzky en 19268. « C’est seulement dans les époques dégénérées que la ‹ personnalité › (opposée aux masses anonymes) peut devenir le but du développement humain » ajoutait avec son sens de la nuance Jan Tschichold en 19289.
Dans les années 60, on enfonçait le clou de ce rejet radical de la notion d’auteur, arguant d’arguments libertaires, démocratiques et progressistes qui sonnent presque aujourd’hui, à l’ère du tout à l’ego10, comme une grossièreté, au mieux comme une plaisanterie. C’est que, justement, il fallait remettre en cause la notion d’autorité et réévaluer la place d’un spectateur appelé à devenir acteur. L’œuvre devenait proposition en quelque sorte négociable, participative, démocratique. C’était le temps du triomphe de ces regardeurs qui font le tableau chers au fulgurant Marcel Duchamp. Et l’on demandait bientôt la mort de la figure démiurgique de l’auteur, ce héros paternaliste peut être doté d’un « sourire si doux »11 mais désormais ressenti comme vaguement infantilisant, voire carrément encombrant. « Fascisant » dira Lawrence Weiner12. Cet auteur ressenti sans trop vouloir jouer sur les mots à la façon dont Slavoj Zizek présente le « grand Autre » lacanien13 : la figure même de l’autorité interiorisée (Dieu, l’État, la bourse, la patrie, les soviets, l’Occident, la main invisible du marché, la raison nationale…) qui réduit tout ce qui ne peut que lui être soumis à un état débilitant.
« Donner un Auteur à un texte, c’est imposer à ce texte un cran d’arrêt, c’est le pourvoir d’un signifié dernier, c’est fermer l’écriture. […] Par là même, la littérature (il vaudrait mieux dire désormais l’écriture), en refusant d’assigner au texte (et au monde comme texte) un “secret”, c’est-à-dire un sens ultime, libère une activité que l’on pourrait appeler contre-théologique, proprement révolutionnaire, car refuser d’arrêter le sens, c’est finalement refuser Dieu et ses hypostases, la raison, la science, la loi » dit Roland Barthes en demandant « la naissance du lecteur [qui] doit se payer de la mort de l’auteur » dans un article provocant de la non moins agitée et politique année 196814. On rejetait alors la touche ou l’effet de style, l’expression, le titre et la signature. On allait jusqu’à mettre en crise la notion même d’objet artistique dans les deux sens du terme. On proposait quelque chose /d’ouvert/ selon le mot d’Umberto Eco15 à l’attention et à la coopération démocratique de l’autorité rénovée du spectateur.
Le graphisme est une histoire de fantômes
Mettre à mort l’auteur ce n’est pas seulement en vouloir à sa sacralité, vouloir le massacrer. C’est surtout réévaluer l’autorité du producteur de l’œuvre à l’aune de celle de son récepteur. C’est poser que l’invention de l’œuvre est un partage et une collaboration.
Se passer de l’autorité c’est renoncer à épuiser d’avance les forces vives de l’œuvre en la limitant à une tension centrifuge vers un dehors qui l’expliquerait et en un certain sens l’achèverait. La psyché, l’histoire et l’intention d’un producteur, « l’auteur, sa vie, son œuvre ». Mais aussi les conditionnements des forces sociales, historiques, conjoncturelles, techniques, idéologiques, « l’œuvre comme symptôme »… Et enfin tout ce qui relève d’un statut explicite, d’une désignation ou assignation à fonction de l’œuvre : décoration, affiche promotionnelle, image de bande dessinée, livre de poésie…
Se débarrasser de l’ombre envahissante de l’auteur, c’est ne pas refuser au regardeur l’épreuve et la jouissance de l’expérience esthétique dans la rencontre avec l’image. C’est en appeler à l’autonomie de l’œuvre, à son appréhension d’abord comme un fait langagier et énergétique ne se réalisant momentanément que dans l’actualisation d’une perception.
Mais penser cette primauté de l’œuvre n’évacue pas l’influence déterminante de ses contextes. Vouloir évacuer la figure surdéterminée de l’auteur, c’est aussi restituer à l’œuvre toutes ses sources. L’image, et notamment cette œuvre de commande qu’est le graphisme est un champ de forces polyphoniques ou se déploient, interfèrent, collaborent et s’entrechoquent des flux contradictoires et des logiques complexes, dont les visées plus ou moins intentionnelles de son producteur au moins double (le graphiste et le commanditaire), dont les traces plurielles des sphères culturelles, techniques, idéologiques et de leur histoire interconnectée. Autrement dit au sein de l’œuvre graphique se joue, comme chez sa cousine littéraire, une « transformation combinatoire », langagière sinon linguistique, culturelle et stylistique en tous cas, définissant toute une constellation d’origines, tout une arborescence rhizomatique d’auteurs.
Toute image est une affaire de genres, c’est à dire une affaire de famille, de généalogie et de générations. Toute image est au fond une image d’image, une /inter/image, une /trans/image ou une /hyper/image pour reprendre les termes de la littérature ou de l’informatique. Michel Schneider16 n’est pas le seul à souligner combien « le matériau [de l’œuvre] est toujours d’emprunt ».
Parler de l’auteur, c’est évidemment aborder en arrière-fond la question du sujet, de l’individuation elle-même. L’ami de Maurice Blanchot qui, le premier, mit en crise le moi en littérature fut Emmanuel Levinas qui remit en cause l’identité du sujet au travers du thème de l’altérité. C’est que le langage et l’identité de chacun s’étaie et s’institue sur la déconstruction et le reflet des existants, c’est-à-dire sur la figure de l’altérité : stade du miroir, meurtre et amour des pères, meurtre et amour des pairs. « Je est un autre »17 disait Arthur Rimbaud en se décrivant son étrangeté à lui-même, son auto-désaisissement qui n’était pas seulement le fait de l’acte créatif, mais aussi simplement de l’acte existentiel. La notion d’identité est une béance, une tache aveugle qui recouvre autant de semblable : on est identique à l’autre, que de différence : au sein de cette similarité, on est irréductiblement seul et différent. L’image et l’auteur échappent sans cesse et sont en dernière analyse des figures habitées, une histoire de fantômes…
Portrait de l’auteur en fonctionnaire
Peu après sa mise à mort, l’auteur qui est presque une figure divine18 devait être ressuscité. Un an après le texte de Barthes, Michel Foucault, en se demandant « qu’est-ce qu’un auteur ? »19 réhabilite en quelque sorte la vieille expression de l’individuation et du pouvoir par excellence, mais au travers de la définition technique désincarnée et relationnelle de la « fonction auteur ». Cette re-fonctionnalisation déconstruit le mythe de l’auteur et pose désormais ce dernier comme une simple figure nécessaire répondant à certains besoins.
Ces besoins s’expriment d’abord dans la demande institutionnelle juridique et légale du droit et de ses consubstanciels devoirs posant l’œuvre à la fois comme un bien et un risque. L’auteur est un instigateur : la figure de l’origine, de l’inventeur qui découvre au cours de ses pérégrinations un trésor. Il est le propriétaire, le garant : le responsable pénal.
Ces besoin concernent aussi la demande presque simplement perceptive d’exercice de la critique qui, conformément à son éthymologie (krisis : séparation) est d’abord classement, taxonomie, manière de se situer dans le maelström de l’invention langagière. Foucault ré-accrédite la définition presque classique de l’auteur comme celui qui assure l’unité d’un corpus d’œuvres. La fonction auteur permet d’unifier certaines zones du champ de l’invention des formes et de l’attribuer. Cette sorte de lisibilité « classificatoire » permet également le mécanisme de l’influence. On retrouve la métaphore du foyer capable d’initier d’autres pratiques et de devenir, en quelque sorte, promesse de nouvelles générations d’auteurs et de nouveaux genres du discours.
Ces besoins s’expriment peut être de manière encore plus sensible au sein du graphisme contemporain dans le fait que la fonction auteur est aussi cet index qui désigne et garantit en quelque sorte la qualité, et notamment esthétique, d’une proposition intellectuelle. La fonction-auteur garantit à ce travail de prestataire de services qui peut être défini en termes techniques ou artisanaux, le statut envié des hiérarchies culturelles de l’artisticité.
Mais la définition de ces besoins qui reviennent globalement aux mécanismes de l’attribution et de l’authentification définissent un renversement de la perspective classique qui voit l’auteur comme une source, un point de vue d’où les choses peuvent et doivent être vues, duquel la réalité est autoritairement découpée : un amont. Avec Foucault, l’auteur est au contraire perceptible de la place du désir du spectateur ou du lecteur, au sein de l’œuvre : dans un aval. On aurait désormais besoin, non pas tout à fait d’auteurs, mais plutôt de leur fonction statutaire, et encore pas partout et tout le temps : dans certaines périodes de l’histoire et dans certains types de discours. Il y aurait alors une fonction répondant à un besoin ou à un désir d’auteur : à une auctorialité qui est peut être plus et mieux que l’ancienne autorité en devenant une figure nécessaire de l’œuvre.
« Comme institution l’auteur est mort : sa personne civile, passionnelle, biographique, a disparu ; dépossédée, elle n’exerce plus sur son œuvre la formidable paternité dont l’histoire littéraire, l’enseignement, l’opinion avaient à charge d’établir et de renouveler le récit : mais dans le texte, d’une certaine façon, je désire l’auteur : j’ai besoin de sa figure (qui n’est ni sa représentation, ni sa projection), comme elle a besoin de la mienne » nuance Barthes en 197320.
De l’utilité publique du graphisme d’auteur
Quand on a besoin d’auteurs et il semble que cela soit aujourd’hui le cas, celui-ci est désormais chargé d’une nouvelle responsabilité. Celle d’être le garant de son propre effacement en quelque sorte relationnel dans l’autonomisation nécessaire de l’œuvre. Il n’est désormais plus ressenti sous le jour de l’autoritarisme et de l’interdit mais apparaît presque au contraire comme celui qui peut autoriser. Celui qui peut permettre au sens de se déployer par le travail de la forme elle-même susceptible d’intéresser, de motiver, d’être agie par la multiplicité des spectateurs, par la multiplicité des altérités. Il devient alors en quelque sorte ce sujet nécessaire et paradoxal autorisant le surgissement de l’autre par cette autonomisation de l’œuvre qu’on peut peut être qualifier par ce vieux mot galvaudé d’authenticité… L’auteur, l’œuvre et en quelque sorte le « style » authentiques refuseraient justement l’autorité de la stylistique pour la réhabilitation des sujets en tant qu’auteurs potentiels…
En 1998, notre duo de M de la coolitude insolente qui, dans une grande mesure, imposa en France, et j’allais dire en Suisse, le graphisme d’auteur dans les années 90 pouvait déclarer : « Je ne pense pas que l’on puisse dire de notre travail qu’il est caractérisé stylistiquement. Il n’est pas question de ‹ typo branchée ›, de cercles et de carrés ou de photographies de tel ou tel genre. Ce qui, à mon avis, fait que le travail est identifiable pour le public c’est la reconnaissance d’un certain nombre de questions récurrentes »21 . La récurrence qui perdure dans les œuvres différentes et vient marquer classiquement la figure unifiante de l’auteur est celle de questions à l’adresse de spectateurs.
On retrouve l’articulation que posa Pierre Bernard entre la figure de l’auteur et la question de l’utilité publique qui cautionne l’exigence d’application fonctionnelle de nos pratiques graphiques mais en quelque sorte déplacée. La figure du graphiste auteur se détache alors en effet de l’adhésion et de l’intéressement à des discours extérieurs à lui-même fussent-ils explicitement engagés politiquement. On renouvelle la posture du graphisme d’auteur d’utilité publique sur le mode du désintéressement artiste cher à Baudelaire22 qui fustige les « poètes de combat » et leur métaphores militaires « à moustaches ». L’auteur doit surtout s’engager au sein même de l’espace langagier de l’œuvre. Et c’est en quelque sorte par cet effet de rebond indirect cher aux théoriciens de l’école de Francfort que ce désintéressement manifeste rejaillira sur la dimension politique et éthique de l’engagement et de l’utilité publique du graphisme. C’est parce que le graphisme produit répond aux fonctions du vivant profondément humaines qu’il sert tous les fonctionnements23 et y compris ceux de l’ordre de la vie de la cité…
De la politique des auteurs
La figure de l’auteur appliquée au cas du graphisme réapparaît explicitement sous la plume de Katherine Mc Coy en 199024 en même temps qu’un changement d’époque appelé alors post-modernité et que Gilles Lipovetski25 ou Bernard Stiegler26 semblent appeller aujourd’hui plutôt hypermodernité. Ce moment qui semble être celui de tous les superlatifs : hypermarchés, hyperpuissances, hypertextes, hyperchoix, hyperconsommation, hyperindustriel, hypermatériel… est en tous cas celui du triomphe des industries culturelles et de la starification des créateurs visuels mêlant goulûment artistes et graphistes. L’auteur d’aujourd’hui est une star qui s’est détachée explicitement de la figure de l’ingénieur fonctionnaliste pour entrer dans l’habit de lumière de la pop star et du génie artistique, en tous cas culturel. Et il semble que cette vieille définition en creux de l’auctorialité a quelque peu perdu de son éclat. On a la mémoire courte à l’ère où, comme le disait Guy Debord, la critique de la civilisation du spectacle ne peut que devenir le spectacle de la critique.
En reviendrait-on pour autant aux figures solaires ou ténébreuses de l’être exceptionnel comme frappé de la marque des dieux, et qui, comme tel, a en charge d’imposer sa vision au chœur des hommes, du divin Mozart, au génial et cryptique Léonard en passant par le mystère du maître-étalon Picasso ou le chamanique Pollock ?
Dans les années 50, le flambeau de l’artisticité passait aux États Unis en même temps que le centre de gravité de l’activité artistique et s’y développait l’écriture éclectique et pop du Push Pin Studio qui, à bien des égards, préfigure ce qu’on appellerait à l’ère de la post-modernité le graphisme d’auteur. Seymour Chwast pouvait alors trouver simple la différence entre l’art et le commerce, c’est à dire le graphisme commercial ((« Le style Push Pin » Véronique Vienne, Étapes graphiques ,n°162, novembre 2008)) : « L’art c’est quand c’est du bon travail »… On n’était pas loin de réclamer pour le graphiste l’autorité de l’auteur.
De l’autre côté de l’Atlantique, dans ce qui était devenu la vieille Europe, François Truffaut réclamait pour le cinéma une « politique des auteurs »27. Et c’était parti pour ce qu’on appellerait bientôt l’exception française, cette fameuse question d’État cherchant à protéger le droit d’auteur c’est-à-dire presque le droit à être auteur et accessoirement à en vivre. On cherchait alors à dégager les biens culturels du tout venant de la marchandise industrielle soumise aux sacro-saintes lois des marchés de l’ami américain et leur corrélat de programmation marketing et de star system. Le réalisateur devait se placer au dessus du producteur et de la « machinerie » industrielle en appelant à la figure de l’auteur littéraire et réclamait pour sa pratique le statut de septième art.
Évidemment, on est tentés de faire un rapprochement avec notre graphiste auteur cherchant à dépasser son simple statut de commissionnaire aux pieds ailés des industries et des marchés désormais triomphants. N’allaient pas tarder à apparaître sur scène le graphisme d’auteur d’utilité publique de Grapus et Pierre Bernard, mais aussi les vedettes prêtes à être carbonisées sur l’autel de la célébrité graphique. Neville Brody, David Carson (fig. 1), Rudy Van der Lans, Zuzana Licko, April Greiman, Vaughan Oliver… furent les héros de ma génération qui est aussi celle de nos stars françaises décomplexées du graphisme d’auteur revendiquant explicitement la caution artistique, voulant même la dépasser.
Notre tandem de M de la coolitude peut être arrogante pouvait déclarer, toujours en 199 : « En quelque sorte, être graphiste nous apparaît aujourd’hui comme la meilleure position pour transmettre un point de vue sur le monde. […]. Pour l’instant, cette position nous semble plus ouverte que celle de l’artiste ou de l’écrivain.[…] C’est que nous pensons être engagés dans la réalité, confrontés aux problèmes que se posent et se sont posés de nombreux artistes, mais avec les moyens de répondre à travers des réseaux de communication réels, de rendre compte d’une façon adéquate de ce qui se passe autour de nous. […]. Le problème des artistes est d’agir à l’intérieur du champ confiné de l’art et de ses structures de diffusion. »28
L’antique stratégie du cheval de Troie capable par la ruse d’agir au cœur des réseaux ou nouvelle « startégie » qui tente habilement de contourner le vieux complexe hiérarchique de l’art pleinement autonome et de ses applications toujours plus ou moins asservies ? En entendant ce discours de valorisation du graphiste susceptible de mieux se « frotter au réel » que l’artiste décoratif, malgré mon admiration sincère pour le travail de Michaël Amzalag et Mathias Augustyniak, j’avoue être tenté de me frictionner vigoureusement le ventre d’un air entendu… Mais force est de constater que cette ambition a au moins partiellement réussi. Les M/M exposent, en tant que graphistes artistes « satellites » dans les plus grands musées du monde, actuellement au Guggenheim (fig. 2)… Et la responsabilité du graphiste-auteur se pose désormais dans le dépassement du respect du contrat de délivrance d’un contenu par une ambition au moins esthétique et statutaire, sinon éthique et politique… On rejoue avec quelques siècles de retard l’inversion peintre/client qui assura peu à peu depuis l’académie du XVIIe siècle, le surgissement de la figure sublime du génie créateur romantique.
De l’auteur, de la critique artiste et de l’autorité
À bien des titres, la définition de l’auteur, fut-il graphiste, s’inscrit dans l’horizon de la critique artiste née du romantisme du XIXe et qui réclama un désintéressement libertaire et l’affirmation du sujet. Et il ne m’apparaît pas indifférent que la figure de l’auteur rejetée dans les années 70 revienne en force dans les années 80-90 en même temps que la figure de la star et la récupération de la critique artiste dans un devenir libéral.
L’utopie portée par cette sorte d’acmé de la pensée moderniste que furent les années 60-70 semble s’être réalisée à en croire les discours aujourd’hui dominants. Tout le monde a l’air de pouvoir se transformer en auteur. Tout un chacun veut être artiste ou designer. Le logiciel peut être béat de la post-modernité nous promet depuis une trentaine d’années une ère post-industrielle de l’ouverture, de la fin des idéologies, du temps libre, de la permissivité et de la flexibilité bercée par une économie de l’immatériel, bref, une société de la fluidité, des temps libérés et de l’individualisme.
Mais, du libertaire au libéral, ce théâtre de l’apparent épanouissement de la revendication politique artiste se révèle peut être comme une célébration de la formidable capacité de récupération des économies libidinales29. Comme l’ont montré Ève Chiapello et Luc Boltanski30, c’est plutôt la logique entrepreneriale qui a investi la critique artiste. L’auto-contrôle rentable répond à la demande d’autonomie émancipatrice. La demande de créativité et de libération a conduit au flou justement artistique de la dérèglementation du travail qui fait qu’on peut travailler tout le temps et partout. Désormais, l’artiste épouse le fonctionnement de l’entrepreneur et l’entreprise celle de l’artiste. L’hopital ou l’école se voient contraints aux techniques manageriales et à une rentabilité fondée sur des critères peut être obscurs. La french théorie n’est peut être pas devenue fresh théorie pour rien… La post-modernité a surtout été le théâtre de la mise à mort des récits focalisés de la modernité : l’histoire, l’art, l’idéologie, l’ennemi héréditaire des marchés sont morts et peut être pas pour une sorte de paradis de l’indifférenciation retrouvée de L’enfance ou du rêve. Cette fin marque plutôt la mise à mal des récits de l’alternative et de l’utopie, la culpabilisation du logiciel de la modernité progressiste : le retour à l’ordre. Et ce changement d’époque s’accomplit alors que la révolution numérique vient donner à la fois la possibilité d’une redistribution des savoirs et des pouvoirs à l’échelle planétaire, et à la même échelle, la puissance de calcul des sociétés du contrôle que craint Gilles Deleuze.
C’est dans le paradoxe schizoïde qui est celui du capitalisme triomphant même, capable de tout récupérer, de s’adapter à tout comme l’ont souligné Deleuze et Guattari31 que s’installe, me semble-t-il la figure de l’auteur aujourd’hui.
D’un côté, par un retournement amusant dont l’histoire a le secret, il semblerait que ce « Je » honni de l’auteur, dans son irréductible singularité désintéressée, redevienne la seule altérité possible au « capitalisme culturel et de services qui fabrique de toutes pièces des modes de vie, transforme la vie quotidienne dans le sens de ses intérêts immédiats, standardise les existences par le biais ‹ concepts marketing › » comme le dit Bernard Stiegler32, le seul échappatoire aux phénomènes de massification, de synchronisation et de perte d’individuation33 des sociétés du contrôle dont parle Gilles Deleuze. L’auteur est alors le seul à pouvoir, par le travail du langage, inventer des formes ouvertes à la coopération émancipatrice d’un public pensé d’abord comme une somme d’individus. Le seul à pouvoir proposer au collectif fractionné de nos sociétés une re-possession de soi au travers de l’expérience esthétique.
Mais d’autre part, la figure de l’auteur est cette figure de la star nécessaire à l’approche industrielle de l’art qu’on appelle aussi culture : la promotion du graphiste en animateur nécessaire à un art touristique de divertissement, l’auteur comme instigateur d’expériences avec retour sur investissement voire gisement de fonds. Le graphiste comme héraut au pied ailé de la logique des marchés, spécialiste des techniques de persuasion, du communiqué, de l’influence des publics, « occupateur » et préparateur de temps d’esprit disponibles. l’auteur comme vecteur de l’autorité…
Dans ce contexte où c’est bien l’authenticité pour ne pas dire la sincérité, ce vieux mot compliqué devenu gros et galvaudé, qui permet de produire des langages justement intéressants parce qu’ils laissent à chacun le soin de s’y intéresser, d’y être vraiment intéressé, d’y apprendre ET d’y construire quelque chose, il faudrait peut être que les graphistes qui se veulent auteur ne se trompent pas d’adversaire. Ceux qui les mettent en danger ne sont ni les anciens fonctionnalistes qui à leur manière furent des inventeurs audacieux, ni les jeunes générations qui leur font l’hommage de s’inspirer de leurs expériences pour perpétuer une entreprise aventureuse, mais ceux qui vident leurs trouvailles de leur sens en les achevant pour les vendre au plus offrant. On aurait peut être du, dans cette perspective, envisager l’alternative du droit et de la « gauche d’auteur» mais ce sera l’occasion, peut être, d’un prochain mot compliqué…
Illustrations
- fig. 1 : détail double page intérieure consacrée à l’exposition monographique de David Carson au festival de Chaumont 1988, Signes n°4, 1988
- fig. 2 : « Future Library », du 24 octobre 2008 au 7 Janvier 2009, qui vaut pour une exposition monographique des M/M (Paris) à l’Aye Simon Reading Room du Guggenheim Museum de New York, en tant que projet satelitte à l’exposition collective de la nouvelle scène artistique française « The any space Whatever » avec Angela Bulloch, Maurizio Cattelan, Liam Gillick, Pierre Huyghe, Philippe Parreno…
- Sigmund Freud, Totem et Tabou, 1912-13 [↩]
- Paul Watzlawick, Janet Helmick-Beavin, Don D. Jackson, Une logique de la communication, Paris, Seuil, 1972 [↩]
- Roman Jakobson « Linguistique et poétique », Essais de linguistique générale, Éditions de Minuit, Paris, 1963 [↩]
- Écrit à l’occasion d’échanges de courriels avec Pierre Bernard pour préparer cet article. [↩]
- Comme j’en ai déjà parlé dans le mot compliqué consacré à la question de l’organicité. [↩]
- Exposition monographique de Joseph Müller Brockman Fer à gauche, Vincent Perrottet et Étienne Hervy, Chaumont 2008 [↩]
- Dans Vie et mort de l’image, Gallimard, 1992, p. 283 à 311, Régis Debray pose le premier temps de l’activité humaine ou logosphère comme étant celle de l’écriture et de l’idole, un temps immobile du divin ou la possibilité si humaine et individuée de l’auteur n’a pas sa place. [↩]
- Rapporté dans Lewis Blackwell, Typo du 20e siècle, Flammarion, 2004, p. 16 [↩]
- Rapporté dans Lewis Blackwell, Typo du 20e siècle, Flammarion, 2004, p. 16 [↩]
- Régis Debray, L’obscénité démocratique, Flammarion, 2007 [↩]
- Victor Hugo, La légende des siècles, le début du poème « Après la bataille » commence par le vers : « Mon père, ce héros au sourire si doux » [↩]
- « As Far as the eye can see », catalogue de l’exposition de Lawrence Weiner au MOCA, Yale University Press, 2007 [↩]
- Slavoj Zizek, La marionnette et le nain – Le christianisme entre perversion et subversion, Seuil, 2006 [↩]
- Roland Barthes « La mort de l’Auteur » (1968), in Le bruissement de la langue, Seuil, 1984, pp. 61-67 [↩]
- Umberto Eco L’œuvre ouverte, Seuil, 1979 [↩]
- Michel Schneider, Essai sur le plagiat, la psychanalyse et la pensée, Gallimard, 1985, p. 257 [↩]
- Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871 [↩]
- Son sens latin initial est religieux et l’apparente à l’augure. Le latin chrétien utilise le terme auctor pour désigner Dieu. [↩]
- Michel Foucault, Bulletin de la Société française de philosophie, 63e année, n°3, juillet- septembre, pp. 73-104 Correspondance Dits et Ecrits : tome I, texte n°69. [↩]
- Roland Barthes, Le Plaisir du texte, 1973 p. 45-46 [↩]
- « Design in the expanded field », entretien avec M/M par Lionel Bovier, 1998 [↩]
- Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, posthume 1887, Paris, Gallimard, 1986, p. 104 [↩]
- Comme j’en ai parlé dans « Form follows art, sex and information ». [↩]
- Katherine Mc Coy, « The new discourse », Design Quarterly n°148, 1990, p. 16 [↩]
- Gilles Lipovetsky, « La société d’hyperconsommation », in Le Débat n°124 mars avril 2003, puis avec Sébastien Charles, Les temps hypermodernes, Grasset, 2004 [↩]
- Bernard Stiegler, « Le désir asphyxié, ou comment l’industrie culturelle détruit l’individu » Le monde diplomatique, juin 2004, pp. 24 et 25 [↩]
- François Truffaut, « Une Certaine Tendance du Cinema francais », et « Ali baba et la Politique des Auteurs », in Cahiers du cinema, Janvier 1954 puis Février 1955. [↩]
- « Design in the expanded field », entretien avec M/M par Lionel Bovier, 1998 [↩]
- Le terme est emprunté à Freud puis son neveu Edward Bernays qui lui donna un développement très appliqué dans une sorte de comportementalisme psychanalitique de la publicité pensée comme une sorte de conditionnement des masses. [↩]
- Ève Chiapello et Luc Boltanski, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999 [↩]
- Gilles Deleuze « Anti œdipe et mille plateaux » Cours Vincennes, 25 Janvier 1972 [↩]
- Bernard Stiegler, « Le désir asphyxié, ou comment l’industrie culturelle détruit l’individu » Le Monde diplomatique, juin 2004, pp. 24 et 25 [↩]
- Gilbert Simondon développe la notion d’individuation psychique et collective qui pense la formation psychique de l’individu comme un processus interagissant avec un environnement social et technique qui lui préexiste. [↩]
être un auteur, ou ne pas être, telle est la fine question…
Bon bin voilà ! c’est pourtant pas bien compliqué quand même…
Je tombe par hasard sur le blog. C’est bien mais costaud, à lire la matin pas le soir.
c’est quoi ton mail ?
Amitiés
MANU