Dans son article sur l’HistoricitĂ© du CinĂ©ma, Jacques Rancière parle des «deux manières classiques de nouer cinĂ©ma et histoire en faisant de l’un de ces termes l’objet de l’autre». Le cinĂ©ma devient ainsi un moyen de rendre compte d’une Ă©poque tandis que l’histoire analyserait les formes du cinĂ©ma. Mais l’hypothèse de Rancière est que cinĂ©ma et histoire «s’entre-appartiennent» et ces deux notions prises ensemble composent une nouvelle histoire.
Ainsi le cinĂ©ma aurait partie liĂ©e à «un temps spĂ©cifique dĂ©terminĂ© Ă une certaine idĂ©e de l’histoire comme catĂ©gorie d’un destin commun». Et cette idĂ©e d’histoire est liĂ©e Ă une idĂ©e de l’art -auquel appartient le cinĂ©ma- qui ouvre le champ d’un couple art/technique oĂą l’art serait pris comme «le tracĂ© et la sacralisation d’un geste de l’homme qui dessine une idĂ©e de la communautĂ© humaine», tandis que la technique se sublimerait pour ĂŞtre rendue Ă la communautĂ© humaine en devenant un mode sensible dĂ©tachĂ© «de la soliditĂ© et de l’instrumentalitĂ© des choses». Cette idĂ©e du couple art/technique, nĂ©e du «mystère» qu’est le cinĂ©ma (selon Jean-Luc Godard), permet de dĂ©finir une «certaine historicitĂ© de l’homme que le cinĂ©ma ne se contente pas d’enregistrer, mais qu’il suscite par son dispositif technique et artistique».
On pourrait Ă©tendre cette idĂ©e aux affiches de cinĂ©ma, en particulier celles de RenĂ© Ferracci (1927-1982), qui donnent Ă voir une cartographie significative du film par un dispositif technique et artistique diffĂ©rent mais nĂ©anmoins complĂ©mentaire. Ce dispositif, le graphisme, ne se rĂ©duit pas Ă sa dĂ©finition communĂ©ment comprise de communication et s’enrichit de l’idĂ©e que «le design graphique peut ĂŞtre dĂ©fini comme le traitement formel des informations et des savoirs» (Annick Lantenois). Le graphisme Ă©tant aussi compris jusqu’au XIXe comme la manière de reprĂ©senter, d’Ă©crire les mots d’une langue (LittrĂ©), le designer graphique est Ă©galement entendu comme un traducteur et un passeur. En cela il est le filtre entre des contenus conçus par d’autres et pour d’autres. Signifiant souvent la substantifique moelle de ces contenus par une manière originale, il l’altère forcĂ©ment puisque l’interprĂ©tation des contenus est une crĂ©ation en soi et «qu’aucune traduction ne serait possible si son essence ultime Ă©tait de vouloir ressembler Ă l’original» (Walter Benjamin, La Tâche du Traducteur, in Oeuvres I, 2000).
Alexandra Popovici commentant La Tâche du Traducteur (in Walter Benjamin: un legs universel ou Ă titre particulier), Ă©nonce que la traduction fait partie de l’original et que, «comme les sculptures font dĂ©jĂ partie du marbre, la traduction participe Ă la survie de l’original». Pour Walter Benjamin, cette notion de survie est entendue comme «la mutation et le renouveau du vivant» et en cela la survie est une modification de l’original. Elle crĂ©e donc du nouveau sens (parfois du sens Ă nouveau). Un sens presque zombiesque pourrions-nous dire, et qui vivrait son incomplĂ©tude non pas comme un Ă©chec ou une malĂ©diction, mais comme une alternative, Ă la fois fidèle et dĂ©gagĂ©e, de l’original (il faut comprendre aussi l’original comme le point de dĂ©part, comme le contenu qui nĂ©cessite d’ĂŞtre traduit, ce contenu lui-mĂŞme pris dans le spectre très large qui va des textes Ă©rudits aux dĂ©rivĂ©s de la culture populaire).
C’est en ce sens que les affiches de Ferracci sont des traductions-zombies des films qu’elles tentent de faire survivre (supervivere) ou mieux qu’elles renouvellent. Bien sĂ»r les affiches rĂ©pondent aussi Ă des codes de fabrication voire Ă des demandes prĂ©cises des studios et leur discours visuel se lit Ă plusieurs niveaux. Sans malheureusement rentrer dans la très intĂ©ressante histoire de l’affiche, on notera simplement qu’entre les deux grandes guerres du XXe siècle et la popularisation du cinĂ©ma, les affiches ont d’abord Ă©tĂ© peintes puis, la technique aidant, les collages photographiques sont entrĂ©s dans la partie. C’est donc aussi Ă une histoire de l’histoire que les affiches de Ferracci nous invitent.
Ferracci Ă dix-huit ans Ă la sortie du second conflit mondial et sa formation Ă l’Ă©cole Estienne le prĂ©pare Ă travailler dans l’industrie graphique. Il fera ses dĂ©buts chez Benari, immense dessinateur qui rĂ©alisait les publicitĂ©s de la Metro-Goldwyn-Mayer. C’est le grand Ă©cart entre un savoir-faire Ă la française et les mĂ©thodes de production amĂ©ricaines. Très rapidement le studio de production et de distribution CinĂ©dis le contacte pour qu’il devienne leur directeur artistique. CinĂ©dis fusionne en 1957 avec la compagnie Francinex (productrice des films de Tati) et dans le contexte des Trentes Glorieuses Ferracci apprend le mĂ©tier tout en liant des contacts dans les diffĂ©rents milieux professionnels liĂ©s au cinĂ©ma.
Dix ans de direction artistique Ă superviser les travaux d’artistes-graphistes et CinĂ©dis-Francinex doit fermer ses portes. 1963 est donc l’annĂ©e de la seconde naissance de Ferracci en tant qu’affichiste et c’est depuis son studio rue de Messine Ă Paris qu’il rĂ©alisera parmi ses plus belles affiches de cinĂ©ma. Seconde naissance car, comme l’explique Jean-Louis Capitaine (1), Ferracci durant ses annĂ©es CinĂ©dis a aussi produit quelques affiches, et non des moindres, dans ce rapport art/technique dont nous parlions.C’est le cas notamment de celle du film Les Grandes Familles oĂą un Gabin en plein majestĂ© semble soupeser d’un regard condescendant toute l’humanitĂ©.
J.L. Capitaine raconte d’ailleurs une anecdote intĂ©ressante Ă bien des Ă©gards: «Pour Les Grandes Familles en 1958, il [Ferracci] mĂ©nagea la vedette Jean Gabin. Tout en innovant grâce au photo-montage. En effet, l’offset commence de s’immiscer dans la fabrication des affiches. Un lithographe responsable de l’atelier de photogravure de l’imprimerie Bedos, Marcel Jeanne, avait ouvert une brèche Ă cette rĂ©volution technique tout en restant dans la tradition narrative du style classique de l’affiche de cinĂ©ma Ă la française. Roi de la technique mixte […] RenĂ© Ferracci accola dans son affiche au visage rĂ©aliste de Gabin une croix de Grand Officier de la LĂ©gion d’Honneur dessinĂ©e. Il s’exposa ainsi Ă sa première censure, de la part d’un exploitant, directeur de la salle Le Wepler Ă Paris, lequel, scandalisĂ© de ce qu’il considĂ©rait comme une offense Ă l’Ordre et au PrĂ©sident de la RĂ©publique, fit supprimer la croix sur le calicot peint pour la façade de sa salle de cinĂ©ma.»
Ferracci s’inscrit donc dans la tradition tout en s’ouvrant aux nouvelles techniques Ă une Ă©poque oĂą la censure n’Ă©tait peut-ĂŞtre pas celles des pays-satellites soviĂ©tiques, mais rĂ©gnait nĂ©anmoins comme point final Ă nombre d’Ĺ“uvres originales.
Revenons au photo-montage. Il va devenir une sorte de marque de fabrique pour Ferracci tandis que l’offset remplace progressivement la lithographie sur zinc et incite les artistes-graphistes Ă dĂ©laisser le dessin pour les collages et les jeux formels plus avant-gardistes. Cette rĂ©volution dans les moyens de rĂ©alisation est, comme le souligne Capitaine, le reflet de celle qui fait vaciller le cinĂ©ma-Ă -la-papa (le mot est de Truffaut) et qui met Ă l’avant ses pères, les rĂ©alisateurs de la Nouvelle Vague.
Ferracci est liĂ© de façon logique Ă cette lame de fond dans le cinĂ©ma. Tout en respectant subtilement la dĂ©ontologie de l’affiche de cinĂ©ma comme objet publicitaire, Ferracci donnera des coups de boutoir et signifiera la libertĂ© toute relative de l’affichiste: «moi je suis absolument libre de mon style, mais mon style sert Ă vendre» (Le Monde, 21 DĂ©cembre 1973, citĂ© par J.L. Capitaine).
Cette libertĂ© qui existe pourtant mais qui doit se prendre, soulignera par exemple, la politique des auteurs basĂ©e sur la formule que Truffaut emprunte Ă Giraudoux: «Il n’y a pas d’oeuvre, il n’y a que des auteurs». Et si l’oeuvre cinĂ©matographique est cet ensemble allant de la fabrication Ă la promotion, alors l’affiche de cinĂ©ma doit aussi se regarder comme une crĂ©ation d’auteur, la traduction originale de celle d’un autre auteur. C’est par exemple le cas de l’affiche du Dernier MĂ©tro de Truffaut. On est loin des affiches des dĂ©buts de Ferracci; celle-ci s’inscrit dans les annĂ©es 80 et dans une maĂ®trise technique qui sublime le film. Du trio central de l’histoire ne reste que les deux protagonistes dans leurs maquillages de comĂ©diens. Exit le personnage de Lucas Steiner qui se cache dans son propre théâtre. Il n’a pas besoin d’ĂŞtre reprĂ©sentĂ© puisque que justement il est censĂ© ne pas ĂŞtre lĂ . Ferracci ose mĂŞme (avec le ferme soutien de Truffaut) la croix gammĂ©e sur une affiche.
Bravade contre l’esprit Ă©triquĂ© hĂ©ritĂ© de Vichy et qui sĂ©vissait encore Ă l’Ă©poque puisque tout film devait porter la mention du visa de censure. Mais l’affiche est plus qu’un camouflet aux lois iniques qui rĂ©gissent la «morale» des images. Elle diffuse l’idĂ©e d’oppression traduite dans le film par le personnage de la jeune apprentie-couturière qui doit porter l’Ă©toile juive et la dissimule avec son Ă©charpe pour pouvoir assister Ă la pièce de théâtre. L’affiche dit aussi la pĂ©riode crĂ©pusculaire et la comĂ©die affreuse qui suivra la LibĂ©ration. Ainsi les arrestations successives du personnage de Jean Poiret qui ridiculise un pays longtemps hĂ©sitant dans ses choix. C’est l’acteur, double d’un Guitry premier prĂ©venu de la LibĂ©ration, que l’on voit en pyjama entre deux miliciens dans le bas Ă droite de l’affiche, comme si Ferracci voulait aussi retenir du film son rapport Ă l’histoire trouble, Ă l’histoire fictive et Ă l’histoire tout court.
Faire survivre un film. On pourrait penser que le passage d’une forme de narration (le cinĂ©ma) Ă une autre (l’affiche) ne soit pas spĂ©cifiquement de l’ordre de la traduction donc de la survivance de l’un par l’autre. Ce sont deux formes qui diffèrent et pourtant, l’affichiste comme le crĂ©ateur de gĂ©nĂ©rique donnent la première vision du film. Ils en sont les premiers traducteurs sur des supports qui s’Ă©loignent dĂ©jĂ de l’original.
Dans le cas particulier de Ferracci, son langage graphique hĂ©site entre d’un cĂ´tĂ© la fidĂ©litĂ© Ă la diĂ©gèse du film (par une sorte de mimesis illustrative) et de l’autre une libertĂ© dĂ©gagĂ©e de toute connection dĂ©notative. Ainsi pour La Voie LactĂ©e de Buñuel, deux affiches circulent. L’une avec Delphine Seyrig, blonde platine, en son centre, entourĂ©e d’une constellation d’acteurs dans des rĂ´les divers illustrant six Mystères du catholicisme allant de l’imagerie sulpicienne au plus sulfureux des dĂ©bats. Une affiche somme toute Ă©vidente et dont la composition en chorale raconte toutes les histoires Ă la manière des vignettes que collectionnent les enfants.
Le film crĂ©a le scandale et c’est la trace de celui-ci que montre Ferracci dans une deuxième affiche qui devient dès lors une traduction non plus du film directement, mais des interprĂ©tations critiques de celui-ci (de France-Soir Ă L’Aurore elles furent nombreuses). Il n’est plus question de La Voie LactĂ©e que par les rĂ©actions que le film a provoquĂ© et c’est un Ă vrai renouvellement, par ces trophĂ©es de papier, que nous assistons. Le fameux renouveau revendiquĂ© par Benjamin est lĂ dans tout son dĂ©tachement infidèle.
Le grand intĂ©rĂŞt pour les affiches de Ferracci tient aussi au fait que sa technique et son art sont, comme souvent le cinĂ©ma, au service de l’histoire. En effet et encore, si cinĂ©ma et histoire s’entre-appartiennent (Rancière), alors l’affiche, en tant que traduction fidèle ou infidèle du film, devient par extension une traduction de l’histoire et de l’histoire du graphisme dans le cas prĂ©sent qui nous intĂ©resse.
Le travail de Ferracci saisit la pĂ©riode allant des annĂ©es 50 Ă la fin des annĂ©es 80 et qui se lit dans ses images-fantĂ´mes au travers de plusieurs Ă©poques charnières (comme cette affiche sur Les Plus Belles Escroqueries du Monde qui pourrait Ă©voquer les travaux typographiques de Massin). Parfois mĂŞme certains entrechoquements se produisent mettant en lumière la notion d’Aude Boivin-Filion d’un anachronisme de l’image (Bild) qui rebondirait sur l’idĂ©e benjamienne que l’anachronisme est «le fait d’arracher une Ă©poque dĂ©terminĂ©e au cours homogène de l’histoire et de saisir la constellation que sa propre Ă©poque forme avec telle Ă©poque antĂ©rieure» (Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, in Oeuvres III, 2000).
Ainsi de l’affiche pour le Bonaparte d’Abel Gance rĂ©alisĂ©e en 1967. Ferracci reprend une gravure de Raffet, peintre d’Histoire (1804-1860) qui a illustrĂ© les campagnes du petit caporal. L’affiche en photo-montage granature ressemble Ă une lithographie et ne porte d’autres informations que le titre, la signature d’Abel Gance et deux phrases nĂ©cessairement aguicheuses (Le Plus Grand Film de l’Histoire du CinĂ©ma / 45 Ans de Tournage).
La simple mais astucieuse rĂ©fĂ©rence Ă la peinture d’Histoire permet de projeter dans le prĂ©sent de Ferracci – par le simple mimĂ©tisme d’une manière graphique elle-mĂŞme rĂ©-adaptĂ©e au goĂ»t du jour – une vision de l’Ă©poque de l’Ă©popĂ©e bonapartienne.
Ă€ double-titre cette affiche souligne des tĂ©lĂ©scopages Ă©clairants. D’abord pour celui que nous venons de souligner. Enfin pour le film mĂŞme dont l’affiche se fait traductrice. Si les trois couleurs symbolisent immĂ©diatement l’idĂ©e rĂ©publicaine, elles peuvent dans leur trilogie faire rĂ©fĂ©rence au procĂ©dĂ© rĂ©volutionnaire usĂ© par Abel Gance pour son Ă©pique NapolĂ©on. La polyvision anticipe de presque 30 ans les procĂ©dĂ©s d’Ă©cran large (CinemaScope). Abel Gance y voit le moyen, grâce Ă trois camĂ©ras superposĂ©es les unes aux autres pendant le tournage, de casser le cadre et d’embrasser un hors-champ jusque lĂ imposĂ© par faiblesse technique. PrĂ©figurant Ă©galement le split-screen, la polyvision permet d’avoir la projection de trois points de vue d’une mĂŞme scène; c’est, d’une certaine manière, l’idĂ©e de constellation comme l’entendait Benjamin qui entre en jeu. Avec ce triple Ă©clairage d’une scène, Abel Gance nous place au centre du film comme l’on se place au coeur de l’histoire pour former une constellation changeante selon les points de vues.
Le procĂ©dĂ© fut pourtant critiquĂ© par Jean-Luc Godard qui Ă©crivait en 1957 dans les Cahiers: «[…] En fait, la polyvision ne diffère du cinĂ©ma normal que par cette particularitĂ© de pouvoir montrer Ă la fois ce que le cinĂ©ma normal montre l’un après l’autre. Souvenons-nous dans NapolĂ©on du dĂ©part de l’armĂ©e d’Italie pour les plaines du PĂ´. Sur l’Ă©cran du centre: un bataillon en marche; sur les Ă©crans latĂ©raux: Bonaparte galopant le long d’un chemin creux. L’effet Ă©tait saisissant. Après quelques minutes nous avions la sensation d’avoir couvert les milliers de kilomètres de cette prodigieuse campagne d’Italie. Le triple Ă©cran, associĂ© ou non avec l’Ă©cran variable, peut donc provoquer dans certaines scènes des effets supplĂ©mentaires dans le domaine de la sensation pure, mais pas davantage, et j’admire prĂ©cisĂ©ment Renoir, Welles ou Rossellini d’ĂŞtre parvenus par une voie plus logique Ă un rĂ©sultat Ă©gal sinon supĂ©rieur, brisant le cadre sans pour cela le dĂ©truire. […] En dĂ©finitive, le don d’ubiquitĂ© est probablement le pire cadeau que l’on puisse faire Ă un cinĂ©aste. Si l’on veut raconter une histoire, un conte, une aventure, force sera, la plupart du temps de considĂ©rer le triple Ă©cran comme un Ă©cran unique, autrement dit comme un Ă©cran de cinĂ©mascope, car, jusqu’Ă preuve du contraire, le cinĂ©ma restera euclidien. Au Royaume de la terre, prochaine production polyvisĂ©e d’Abel Gance (et Nelly Kaplan) fera-t-elle preuve du contraire? Il est permis de l’espĂ©rer.» (citĂ© par Jean-Jacques Meusy, La Polyvision, espoir oubliĂ© d’un cinĂ©ma nouveau, 1895, n°31, Abel Gance, nouveaux regards, 2000).
NĂ©anmoins, Abel Gance voyait dans la polyvision un moyen de renforcer le langage cinĂ©matographique: «la partie centrale du tryptique c’est de la prose et les deux parties latĂ©rales sont de la poĂ©sie, le tout s’appelant du cinĂ©ma». L’affiche de Ferracci rĂ©agit de la mĂŞme façon. La partie centrale montre Albert DieudonnĂ© en NapolĂ©on Bonaparte tel qu’imaginĂ© par Gance et traduit par Ferracci. Les deux parties annexes sont reprises des gravures de Raffet, elles ont Ă©tĂ© arrachĂ©es Ă leur Ă©poque pour venir Ă©clairer celle de la vision centrale rappelant un Bonaparte plus proche du mythe que de l’histoire. Le langage graphique qui imite alors la technique ancienne de la gravure semble vouloir Ă©craser un espace-temps comme le rĂŞvait Abel Gance pour la polyvision. L’affiche devient le vecteur de l’histoire du cinĂ©ma, de l’histoire des techniques et de l’histoire tout court. Elle est poly-narrative en ce sens que sa structure est celle de la triple rĂ©fĂ©rence Ă l’histoire de l’histoire de l’histoire. Elle cadre et rĂ©sume visuellement l’histoire du film mais ouvre par lĂ -mĂŞme le hors-champ des influences diverses et autres clins-d’oeil.
Pour Jean-Louis Capitaine «l’affiche de cinĂ©ma raconte une histoire artistique» et est «une crĂ©ation sous influence» (2). Il cite J.M. Monnier alors prĂ©sident d’honneur de la section des affichistes de cinĂ©ma et qui, en 1946 Ă la première de l’exposition voulue par Henri Langlois sur les affiches de cinĂ©ma, avait clamĂ©: «Le film est considĂ©rĂ© comme une Ĺ“uvre de l’esprit. Mais cette Ĺ“uvre ne s’impose pas au public directement dès sa crĂ©ation. Elle a besoin, pour lui ĂŞtre rĂ©vĂ©lĂ©e, de la publicitĂ© dont l’un des principaux Ă©lĂ©ments est l’affiche. C’est une tâche très difficile que de concrĂ©tiser sur une feuille de quelques mètres carrĂ©s le sujet d’un film qui dure une heure et demie et qui est souvent tirĂ© d’un roman de trois cents pages. Cette tâche est rendue plus ardue encore par les servitudes innombrables qui paralysent l’inspiration de l’artiste. L’affiche de cinĂ©ma doit ĂŞtre populaire, c’est-Ă -dire comprĂ©hensible par tous, suggestive par une synthèse simplifiĂ©e du sujet. Par un choix heureux des coloris, elle doit ĂŞtre agrĂ©able Ă l’Ĺ“il et former autant que possible une tache qui attire le regard. L’artiste doit Ă tout prix respecter la ressemblance frappante des acteurs connus, dont la prĂ©sence dans le film est un atout commercial de premier ordre, et Ă©viter les formes trop primaires ou un style trop abstrait qui ne serait compris que d’une minoritĂ© artistique. Le cinĂ©ma est un art populaire, le dessinateur doit s’y conformer.»
Cette obligation de devoir parler Ă tous impose une sorte de contrat synallagmatique entre le public qui n’est forcĂ©ment pas la minoritĂ© artistique citĂ©e par Monnier, et l’affichiste qui devrait se passer d’inventer des formes trop hermĂ©tiques. Ă€ juste titre Ferracci appelera ce dikat celui du Canigou publicitaire (citĂ© par Capitaine).
LĂ oĂą les affichistes polonais, dans un contexte plus verrouillĂ© encore, tentent, souvent avec succès, d’inventer un langage graphique qui deviendra peu Ă peu le hors-champ de la censure, les affichistes français dĂ©clinent souvent de considĂ©rer l’affiche autrement que comme la troisième roue du carosse-art. Elle est pourtant, si ce n’est un art, du moins un artisanat Ă part entière qui bâtit bon grĂ© mal grĂ© sa mythologie visuelle entre progrès technique, tradition et modernitĂ©.
Ferracci est Ă cheval entre cette vassalitĂ© canigouesque et cette libertĂ© de ton aux envolĂ©es visuelles sublimes. Entre les films de la Nouvelle Vague et les opus de la maison FranFrance (j’emprunte volontairement l’expression Ă Serge Daney (3)), l’affichiste sera tour Ă tour provocant, illustratif, inventif, sans rien perdre de l’ambition du graphiste qui est d’intriguer.
Ses affiches sont naturellement des plans fixes, des images-mĂ©moire qui transcendent pourtant leur faiblesse de ne pas ĂŞtre en mouvement pour retenir, peut-ĂŞtre, plus l’attention par des systèmes allant de l’Ă©vidence au rĂ©bus visuel.
Elles marquent aussi leur temps mais le regard nostalgique qu’on leur porte est entendu et bienveillant. Le barnum volubile des affiches 70s oĂą pointent les influences d’un Pellaert et des formes vernaculo-pschydĂ©liques se le dispute ainsi aux cadrages plus rigoureux et au noir et blanc impeccable. On est pris Ă ce jeu de la nostalgie qui dĂ©contextualise une affiche pour n’en ressentir que, faiblement parfois, le tĂ©moignage dĂ©calĂ© et, plus puissamment, dans le cas de Ferracci, toutes les prouesses de composition d’images et de typographie (Le Corps de Diane et Au Hasard Balthazar en sont de jolis exemples).
Il y aurait une taxinomie Ă©laborĂ©e Ă faire du travail de Ferracci, ce sera sans doute l’objet d’autres billets ainsi que le sera son entretien avec HervĂ© Guibert en 1981.
Une classification inĂ©puisable qui soulignerait l’influence des moyens et des formes sur les affiches ferracciennes mais pas seulement. Une classification sous forme d’histoire tant il est aisĂ© dans le large corpus de cet infatigable affichiste-graphiste de monter des sĂ©quences, des phrases-images Ă la Godard et qui raconteraient effectivement ce rapport entre le temps de ces images et le temps du regard. La cĂ©rĂ©monie secrète qui prĂ©side Ă ces montages dĂ©voilant et masquant tour Ă tour, comme dans l’affiche du mĂŞme nom, les interprĂ©tations diverses, les liens obliques ou Ă©vidents, la matière de l’affiche, ce graphisme qui fait la première peau du corps du film.
Notes
- (1) Jean-Louis Capitaine, Ferracci, affichiste de cinéma, ed. Albin Michel, Paris, 1990
- (2) Je suis immensément redevable au livre magistral de J.L. Capitaine et à son article à la BIFI qui remettent au devant de la scène le travail des affichistes de cinéma et en particulier celui de René Ferracci.
- (3) Serge Daney, Uranus, le deuil du deuil (Libération, 1991)
- (*) une erreur s’est introduite dans cette compilation d’affiches. Celle du film Adèle H (Truffaut, 1975) est rĂ©alisĂ©e par Jouineau Bourduge.