On ne connaĂ®t finalement de Sade que très peu de portraits. Le plus connu est celui, imaginaire, peint par Man Ray, oĂą la Bastille semble s’incarner dans un homme bouffi d’annĂ©es emprisonnĂ© et qui finit ici par ressembler, par anticipation, Ă un Marlon Brando en afgacolor. Ce profil empierrĂ© rĂ©pond Ă un autre, en jeune homme, par Charles van Loo, qui semble ĂŞtre le seul authentifiĂ©.
Celui qui signait D.-A.-F. Sade (pour Donatien Alphonse François) est plus connu sous le patronyme de divin Marquis — en rĂ©fĂ©rence au divin ArĂ©tin qui fut son prĂ©dĂ©cesseur et Ă©crivit des Sonnets Luxurieux au XVIe — et pour ses textes licencieux et ses mĹ“urs qui l’envoyèrent souvent dans les prisons royales. Le XVIIIe ne fut pas tendre pour celui qui rĂ©vĂ©la la part violente et cruelle de l’Ă©rotisme et finit par donner son nom au sadisme (cf. le dictionnaire de Boiste en 1834).
Profil idĂ©al de la pensĂ©e perverse, Sade incarnera ce Mal pendant plus de deux siècles avant d’ĂŞtre rĂ©habilitĂ© entre autres par les SurrĂ©alistes. Il est amusant de noter que les armes de la famille de Sade reprĂ©sentent un aigle Ă deux tĂŞtes, privilège ancien accordĂ© Ă ses ancĂŞtres par le Roi de Hongrie et Bohème, qui pourrait symboliser le vice et la vertu, ou mieux les deux visages d’un Ă©crivain loin des Salons et affrontant tant bien que mal une censure de tartuffes.
Ce double profil d’aigle c’est Sade et le Divin Marquis. Il fait penser, obsession oblige, Ă ces vanitĂ©s curieuses en grains terminal de chapelet. Des sortes de reflets janusiens entre vivant et mort. Entre l’un et l’autre. Comme Goldorak et Actarus ou encore mieux, comme ce personnage de la mĂŞme sĂ©rie animĂ©e: Minos. Ce commandant en Chef du camp de la Lune noire a pour particularitĂ© d’avoir une sorte de double personnalitĂ©, l’une visible et masculine et l’autre, enfermĂ©e et fĂ©minine, Minas, qui vit littĂ©ralement dans la tĂŞte de Minos.
Une Ă©vocation peut-ĂŞtre lointaine du Minos, Roi de Crète puis Juge des Enfers et père de Phèdre la femme fatale et prĂŞte Ă tout, mĂŞme Ă tomber amoureuse de son beau-fils. Une histoire que le Marquis n’aurait pas reniĂ©, lui qui a fui avec sa jeune belle-soeur, la chanoinesse sĂ©culière Anne-Prospère de Launay. Il Ă©tait tout pour elle et le Discours Parfait de Philippe Sollers souligne cette allĂ©geance aveugle d’amoureuse fidèle en citant une des lettres Ă©crite par Launay en 1769:
«Je jure Ă M. le marquis de Sade, mon amant, de n’ĂŞtre jamais qu’Ă lui, de ne jamais ni me marier, ne me donner Ă d’autres, de lui ĂŞtre fidèlement attachĂ©e, tant que le sang dont je me sers pour sceller ce serment coulera dans mes veines. Je lui fais le sacrifice de ma vie, de mon amour et de mes sentiments, avec la mĂŞme ardeur que je lui ai fait celui de ma virginitĂ©, et je finis ce serment par lui jurer que si d’ici un an je ne suis pas chanoinesse et par cet Ă©tat, que je n’embrasse que pour ĂŞtre libre de vivre avec lui et de lui consacrer tout, je lui jure, dis-je, que si ce n’est pas, de le suivre Ă Venise oĂą il veut me mener, d’y vivre Ă©ternellement avec lui comme sa femme. Je lui permets en outre de faire tout l’usage qu’il voudra contre moi dudit serment, si j’ose enfreindre la moindre clause par ma volontĂ© ou mon inconscience.»
Ce rapport de pouvoir se retrouve dans un livre sulfureux publiĂ© en 1954 par le très jeune Ă©diteur Jean-Jacques Pauvert et Ă©crit par Pauline RĂ©age. Pauvert qui, soit dit en passant, fut d’ailleurs le premier Ă publier les oeuvres complètes du Marquis en commençant par la plus difficile: L’Histoire de Juliette (qui parue d’abord en 1797 et fut ensuite publiĂ©e partiellement par Apollinaire en 1912). Cela lui vaudra les poursuites de la Mondaine et un procès retentissant connu comme «l’Affaire Sade» oĂą les surrĂ©alistes, Breton en tĂŞte, le dĂ©fendront avec force.
Ce livre donc, Histoire d’O, Ă©crit par RĂ©age, pseudonyme de Dominique Aury, fut Ă©crit comme une sorte de dĂ©fi Ă Jean Paulhan dont l’auteure Ă©tait amoureuse. C’est lui d’ailleurs qui Ă©crira la prĂ©face du livre, subjuguĂ© par la libertĂ© de ton et les rĂ©fĂ©rences au sado-masochisme, sources de multiples interprĂ©tations. L’histoire d’O est l’inverse de L’Histoire de Juliette. LĂ oĂą Sade dĂ©peint une Juliette nymphoname et heureuse des prospĂ©ritĂ©s du vice, RĂ©age/Aury insiste sur le rapport dominant-dominĂ©, maĂ®tre-esclave, au coeur des annĂ©es 50. Ces profils distincts se dessinent parfaitement et renvoient, en creux, Ă une vision du contexte et des moeurs de leurs Ă©poques respectives.
Dans sa prĂ©face Ă Histoire d’O, Paulhan Ă©voque l’histoire d’une rĂ©volte. Son texte, Bonheur dans l’esclavage, raconte ce soulèvement d’esclaves de la Barbade qui luttèrent pour retrouver l’Ă©tat de la servitude «après que leurs maĂ®tre britanniques les eurent affranchis». Manderlay est ainsi le nom de cette plantation des CaraĂŻbes anglaises oĂą vivent ces esclaves affranchis en mal de maĂ®tres. Il inspirera d’ailleurs le rĂ©alisateur danois Lars von Trier, pour son film Ă©ponyme qui prolonge le texte de Paulhan en approfondissant l’hypothèse du Bonheur dans la servitude. (cf. Le Monde, Nov. 2005)
On voit ici se dessiner des liens Ă©tranges entre notions d’esclavage, de punitions, de vertus viciĂ©es et de vices vertueusement rĂ©compensants. La forme plastique du profil semble d’ailleurs incarner parfaitement ces Ă©tats doubles-faces oĂą la douleur est preuve d’amour et inversement.
Le mot profil est, dans le domaine de l’analyse comportementale, utilisĂ© pour dĂ©crire les caractĂ©ristiques du comportement d’une personne et ses motivations. Dans le domaine connexe du profilage criminel, il est compris comme une sĂ©rie d’indices. Il trace donc des portraits essentiels comme jadis la fille de Dibutade dessinait l’ombre de son aimĂ© sur le mur…
L’art des portraits, dit Ă la silhouette, apparu Ă la toute fin du XVIIe et au dĂ©but du XVIIIe siècle. Le nom viendrait d’Étienne de Silhouette qui pratiquait cet art de l’ombre. Il devint populaire surtout grâce aux tableaux en dĂ©coupures du suisse Jean Huber.
Mais le mot profilage rĂ©sonne surtout avec l’oeuvre de Johann Kaspar Lavater: l’Art de connaĂ®tre les hommes par la physionomie qui fait la part belle Ă ces silhouettes aussi fidèles que des ombres…
Une filiation par anticipation est aussi possible entre les portraits d’Huber et les dessins de Caran d’Ache. Celui-ci prĂ©senta en 1886 un spectacle au cabaret du Chat Noir, L’ÉpopĂ©e, sur les conquĂŞtes napolĂ©oniennes. Un rappel du wayung indonĂ©sien (théâtre d’ombres) et des fantasmagories et surtout un rĂ©cent et Ă©clatant revival grâce au travail de Kara Walker qui explore les notions de races, de genre, de violence et de sexualitĂ© dans le sud Antebellum (en quelquesorte l’Ă©tat initial dans Manderlay) au travers de ses silhouettes noires grandeur nature.
Le profil et la silhouette puisent donc dans cette puissance de l’ombre sous la forme de ces moitiĂ© de visages souvent triomphateurs comme sur les camĂ©es, version en bas-relief des silhouettes des Lumières. Une puissance de l’ombre qui Ă©tait l’apanage de Sade qui en a arpentĂ© les territoires pour finir enfermĂ©, notamment au donjon de Vincennes en 1777. Selon l’usage dans les forteresses et prisons royales, il n’y sera plus qu’appelĂ© par son numĂ©ro de cellule et deviendra Monsieur le 6 (on peut imaginer que McGoohan y fera un clin d’oeil fĂ©roce dans sa sĂ©rie au titre rĂ©vĂ©lateur: Le Prisonnier).
Par une coĂŻncidence (in)volontaire, le profil comme portrait indiciel s’incarne aussi chez les artistes fascinĂ©s ou pas par le Divin Marquis. Ainsi des portraits de Duchamp et Artaud par Man Ray qui sont des silhouettes solarisĂ©es et incroyablement perçantes.
Ou encore dans ce portrait en studio de Louise Brooks Ă l’Ă©poque de Pandora’s Box. Sa silhouette caractĂ©ristique de garçonne des roaring twenties sera d’ailleurs sublimĂ©e par Guido Crepax sous les traits de Valentina, version italienne d’une Juliette sadienne. Crepax, maĂ®tre au mĂŞme titre que Manara de la bande-dessinĂ©e Ă©rotique de ce cĂ´tĂ©-ci de l’Arno, illustrera d’ailleurs le Marquis de Sade et Ă©galement l’Histoire d’O aux Ă©ditions FMR.
Pour finir sur O, une version filmĂ©e sera rĂ©alisĂ©e en 1975 par Just Jaeckin. Devant l’Ă©rotisme soft-porn reconnu du film, on ne peut que regretter qu’Henri-Georges Clouzot n’ait pas rĂ©ussi Ă adapter le roman comme il l’envisageait. Son Enfer indiquant dĂ©jĂ combien, nĂ©cessairement plus brillante et plus perverse aurait Ă©tĂ© sa version du livre de RĂ©age/Aury.
Une seule chose sauve ce film et c’est probablement son gĂ©nĂ©rique de dĂ©but sous forme de conclusion ici. On y voit les visages en camĂ©e-silhouette des personnages du roman. Une manière de ne nous montrer qu’une de leurs facettes? En tout cas impossible d’y lire le moindre sentiment comme avec la mĂ©thode Ekmanienne. Le profil garde une part d’ombre bien Ă lui, indice infidèle et incomplet…
Bien sĂ»r on dirait aussi que les semi-visages de ce gĂ©nĂ©rique ressemblent Ă une pochette pour Fleetwood Mac avec cette esthĂ©tique de l’Ă©poque pour les images floues et brumeuses (mais après chacun est libre d’interprĂ©ter)… Bref, les images-camĂ©es de ce gĂ©nĂ©rique sont aussi significatives que ces autres silhouettes dessinĂ©es par Oliver Klimpel pour le catalogue 2005 du dĂ©partement de photographie au Royal College of Art. Elles disent une certaine rĂ©tention des dĂ©tails et paradoxalement un excès de ceux-ci. Le profil Ă©tant cette moitiĂ© du tout qui ne pourra jamais caractĂ©riser ce qu’elle ne montre pas et pourtant…
gĂ©nĂ©rique d’ouverture d’Histoire d’O (1975)