Fin des années 1960 : le monde occidental est agité de révoltes étudiantes, ouvrières et féministes. Aux États-Unis, des voix s’élèvent désormais de façon massive contre la guerre du Viêtnam. La société devient tertiaire et Marshall McLuhan prophétise l’entrée dans la « galaxie Marconi » et l’ère du « village planétaire »1. En 1969, le festival de Woodstock devient un moment emblématique de la culture hippie, l’Homme marche sur la Lune, le Concorde effectue son premier vol et deux universités américaines mettent en application un projet baptisé Arpanet, prélude au développement d’Internet.
Dans ce contexte de fortes évolutions tant sur les plans culturel que politique ou technologique, le champ des arts plastiques et des arts visuels se renouvelle profondément. Parmi les artistes dont la démarche est à l’avant-garde des préoccupations esthétiques de l’époque, nombreux sont qualifiés de minimaux ou de conceptuels, les uns et les autres étant souvent proches bien que l’art minimal implique un intérêt pour l’objet et la matérialité assez étranger à l’art dit « conceptuel ». En 1969 en particulier, plusieurs expositions importantes mettent ces artistes sur le devant de la scène : Op Losse Schroeven au Stedelijk Museum d’Amsterdam, When Attitudes Become Form à la Kunsthalle de Bern, Prospect 69 à celle de Düsseldorf, Konzeption/Conception au Städtisches Museum de Leverkusen, et l’année suivante, Information au MoMA à New York.
Mais parce que la crĂ©ation de cette Ă©poque remet profondĂ©ment en question les critères institutionnels et marchands de l’art tels qu’ils Ă©taient alors dĂ©finis, ce n’est pas seulement aux expositions qu’il faut ĂŞtre attentif pour saisir le contexte artistique dont il est ici question. Ou plutĂ´t, c’est aussi d’une manière tout Ă fait nouvelle et dans un sens Ă©largi que les pratiques d’exposition doivent ĂŞtre envisagĂ©es. C’est dans cette perspective qu’entre 1968 et 1971, Seth Siegelaub publie ce qui peut ĂŞtre qualifiĂ© de catalogues-expositions : des catalogues qui ne sont plus la simple trace ou mĂŞme le prolongement d’une exposition, mais qui en tiennent lieu et place. Des ouvrages dont la structure et la mise en forme correspondent Ă celles des catalogues qui leurs sont contemporains, mais qui impliquent de redĂ©finir profondĂ©ment la relation de l’art Ă sa documentation.
Du milieu des années 1960 au tout début des années 1970, avant qu’il ne cesse d’œuvrer dans le monde de l’art en tant qu’acteur direct de celui-ci, Seth Siegelaub (né en 1941) fut un marchand d’art, commissaire d’expositions et éditeur installé à New York, où il avait établi en 1964 une galerie2. Considérant les spécificités du travail des artistes qu’il souhaitait défendre et représenter, il ferma toutefois cette dernière dès 1966 pour envisager d’autres moyens de diffusion et de promotion3, par une activité d’éditeur et de commissaire indépendant (il fut l’un des premiers avec quelques autres, tels que Harald Szeemann pour ne citer que le plus emblématique). S’il n’est pas alors le seul opérateur d’art à noter que la création qui lui est contemporaine ne se manifeste plus par des médiums traditionnellement adaptés aux musées ou aux galeries (il faudrait aussi citer Lucy Lippard, par exemple), ils sont toutefois peu nombreux à avoir une conscience aiguë de ce problème et à en tirer des conséquences radicales. C’est à ce titre que Seth Siegelaub a eu un rôle qu’on peut juger important.
Tout en organisant de nombreuses expositions, conférences et symposiums, de façon ponctuelle, dans des espaces publics ou des lieux qui n’étaient pas nécessairement dévolus à l’art, c’est donc aussi par l’édition que Seth Siegelaub assure son rôle de diffuseur artistique. Non pas diffuseur d’un savoir à propos de l’art, mais bien de l’art lui-même dans ses nouvelles formes :
« Quand l’art s’occupe de choses sans rapport avec la prĂ©sence physique, sa valeur intrinsèque (communicative) n’est pas altĂ©rĂ©e par sa prĂ©sentation imprimĂ©e. L’utilisation de catalogues et de livres pour communiquer (et dissĂ©miner) l’art est le moyen le plus neutre pour prĂ©senter le nouvel art. Le catalogue peut maintenant jouer comme information de première main [primary information] pour l’exposition, en opposition avec l’information de seconde main [secondary information] au sujet de l’art dans les magazines, catalogues, etc., et, dans certains cas, l’ ‘exposition’ peut ĂŞtre le ‘catalogue’4. »
Si Seth Siegelaub a un intĂ©rĂŞt rĂ©el pour les livres, ce n’est toutefois pas cet intĂ©rĂŞt qui le mène Ă concevoir des expositions sous formes de catalogues, mais les spĂ©cificitĂ©s des pratiques artistiques qu’il dĂ©fend qui le conduisent Ă envisager leur prĂ©sentation par les moyens de l’Ă©dition. ConsidĂ©rant par exemple le travail de Lawrence Weiner sous forme de statements5, c’est-Ă -dire d’énoncĂ©s textuels, il semble en effet que le livre soit pour eux l’un des moyens de diffusion le plus efficace et le plus pertinent. C’est donc sous la forme d’un livre que Lawrence Weiner et Seth Siegelaub publicisent lesdits statements en 1969 — un livre au format poche, dont l’extrĂŞme sobriĂ©tĂ© graphique rĂ©sulte davantage d’un choix esthĂ©tique parfaitement conscient que d’une prĂ©tendue absence d’esthĂ©tique, ou mĂŞme d’une esthĂ©tique par dĂ©faut, de l’art conceptuel6.
Comme le note Douglas Huebler :
« […] les livres d’artistes offrent l’emplacement le plus accessible et le plus éloigné de l’accrochage mural pour les idées/œuvres dont la forme essentielle ne dépend pas de média traditionnels, d’un matériau ou d’un environnement spécifique. »7
C’est prĂ©cisĂ©ment avec Douglas Huebler que Seth Siegelaub conçoit la première exposition qui consiste en son catalogue (Douglas Huebler, November 19688). Vont ensuite se succĂ©der les publications collectives que sont le Xerox Book9, January 5-31 196910, March 196911, July, September, August 196912, et July, August 197013. Si la plupart de ces titres font explicitement rĂ©fĂ©rence aux dates d’un Ă©vènement, c’est pourtant seulement dans les pages du livre que celui-ci a lieu Ă chaque fois. Pour Douglas Huebler et 5-31 January 1969, une exposition au sens habituel – quoi qu’elle se dĂ©roule dans un simple bureau – a bien lieu au moment oĂą paraĂ®t la publication, mais elle est conçue par Seth Siegelaub comme une sorte d’annexe ou de guide pour le catalogue14, comme une manifestation secondaire de celui-ci, et non plus l’inverse. Ainsi, le catalogue n’est plus subordonnĂ© Ă l’exposition, et dans la plupart des cas, celle-ci lui cède totalement la place.
Pour March 1969 par exemple, Seth Siegelaub invite trente artistes à proposer la description d’un projet qui sera réalisé en un jour donné pendant l’ « exposition ». Carl Andre, Robert Barry, Douglas Huebler, Joseph Kosuth, Richard Long, Robert Morris, Robert Smithson, etc., sont parmi les invités. Le catalogue se présente sous la forme d’un calendrier dans lequel chaque jour est associé à un artiste. Ainsi, le 5 mars, Robert Barry annonce qu’il lâchera durant la matinée un certain volume de gaz dans l’atmosphère. Le 21 mars, entre minuit et minuit, Richard Long se propose de documenter photographiquement le phénomène de marée auquel est soumise la rivière Avon à Hotwells, en Angleterre. Les 24 et 30 mars, Claes Oldenburg et Lawrence Weiner livrent respectivement les énoncés suivants : « Things Colored Red » et « An object tossed from one country to another ».
Pour July, August, September 1969, Seth Siegelaub rĂ©unit cette fois-ci dans l’espace du catalogue les projets de onze artistes, dĂ©jĂ rĂ©alisĂ©s ou sur le point de l’ĂŞtre en divers endroits Ă©loignĂ©s du globe. C’est donc le catalogue trilingue qui permet leur coprĂ©sence sous la forme d’une exposition, rĂ´le que suggère le planisphère illustrant la couverture — planisphère que l’on peut lire Ă©galement comme le symbole d’une dĂ©centralisation de l’art chère Ă Siegelaub et aux artistes dont il dĂ©fendait le travail. Sur chaque double page, les artistes peuvent dĂ©crire, dater, localiser et documenter leur contribution existante ou Ă venir. Robert Barry, par exemple, fait simplement inscrire sur sa double page la mention suivante : « Toute chose dans l’inconscient perçue par les sens mais non dĂ©notĂ©e par le conscient durant les voyages Ă Baltimore pendant l’Ă©tĂ© 1967 ». Daniel Buren, quant Ă lui, annonce un usage de son « outil visuel » (les bandes verticales alternĂ©es) au cours de l’Ă©tĂ© 1969, en reproduisant au titre d’exemple possible les photographies d’une intervention passĂ©e (affichage sur un panneau publicitaire).
Ces diverses expositions restent complètement virtuelles et seul leur catalogue en assure l’existence. Pour chacune d’elles, c’est sans doute autant la proximitĂ© entre la figure de l’éditeur et celle du curateur que l’équivalence entre Ă©dition et exposition qui est d’ailleurs Ă souligner. En effet, si Ă©quivalence il y a, c’est d’abord au sens oĂą Seth Siegelaub publie des livres au mĂŞme titre qu’il organise des expositions. Mais c’est bien Ă©galement d’une rĂ©flexion sur le dispositif mĂŞme de l’exposition que rĂ©sulte son travail. L’exposition dans sa forme conventionnelle, pense t-il, crĂ©e des inĂ©galitĂ©s entre les artistes et entre les Ĺ“uvres. Or le livre permet la suppression de ces inĂ©galitĂ©s dans la mesure oĂą il est un moyen de standardisation (mĂŞme nombre de pages et mĂŞme format pour chaque artiste) :
« J’essayais de standardiser les conditions d’exposition avec l’idée que les différences qui résulteraient entre chaque projet ou travail d’artiste seraient précisément ce en quoi il consiste.15 »
C’est dans cette perspective qu’est conçu dès 1968 le livre connu sous le titre Xerox Book. Seth Siegelaub souhaitait mettre Ă profit une technologie, la photocopie, alors tout Ă fait innovante et correspondant parfaitement aux aspirations dĂ©mocratiques qui ont motivĂ© pour une part essentielle l’émergence des Ă©ditions d’artistes durant les annĂ©es 1960. En effet, d’une part les photocopieurs favorisent une diffusion de l’art Ă une large Ă©chelle puisqu’il s’agit d’outils de reproduction, d’autre part ils permettent Ă n’importe qui de devenir auteur et/ou Ă©diteur d’une publication, dans la mesure oĂą il est relativement facile d’accĂ©der Ă de telles machines — l’utopie dĂ©mocratique du livre d’artiste se situant sans doute autant dans cette possibilitĂ© de produire pour qui le veut que dans une potentielle, mais très hypothĂ©tique, dĂ©mocratisation de l’art auprès d’un large public. RĂ©aliser intĂ©gralement le Xerox Book en photocopies, Ă 1000 exemplaires, s’avĂ©ra toutefois une solution trop onĂ©reuse, aussi, il fut proposĂ© aux sept artistes invitĂ©s de concevoir chacun en photocopie une Ĺ“uvre de 25 pages, qui serait ensuite dupliquĂ©e plus classiquement en offset par un imprimeur, pour constituer une exposition se dĂ©roulant non pas au cours d’une pĂ©riode donnĂ©e, mais dans un format et un nombre de pages prĂ©Ă©tablis.
On notera toutefois qu’au-delĂ des procĂ©dĂ©s de standardisation qui les rĂ©unissent, les contributions Ă ces diverses publications impliquent d’envisager la notion d’exposition selon des critères qui peuvent ĂŞtre sensiblement diffĂ©rents. En effet, pour nombre de propositions, ces catalogues sont apprĂ©hendables en tant qu’expositions parce qu’ils prĂ©sentent des documents qui sont l’unique mode de visibilitĂ© de manifestations artistiques qui sont diffĂ©rĂ©es en dehors de l’espace des pages et/ou qui sont caractĂ©risĂ©es par un processus dĂ©matĂ©rialisĂ© ou informatif. Certes, ces documents relèvent de l’information « primaire », et en cela ils ne sont pas au sujet des Ĺ“uvres, mais sont plutĂ´t constitutifs de celles-ci, ou leur sont Ă©quivalents, ou en tous cas sont tout Ă fait nĂ©cessaires Ă leur existence. Ceci dit, dans une perspective un peu diffĂ©rente, d’autres contributions sont davantage identifiables comme Ĺ“uvres en tant que telles – si tant est que cela ait un sens pour des dĂ©marches artistiques souvent indissociables du contexte dans lequel elles apparaissent. Les contributions au Xerox Book, par exemple, peuvent ĂŞtre perçues comme des Ĺ“uvres imprimĂ©es explorant les potentialitĂ©s plastiques et conceptuelles d’une technologie de reproduction, sous la forme de la variation sĂ©rielle ou de la multiplication Ă l’identique. Ainsi, Carl Andre propose dans ce livre une version Ă©ditoriale de sa sĂ©rie de Scatter Pieces en laissant tomber une Ă une sur l’écran du copieur, photocopie après photocopie, 25 cartes de format carrĂ©, selon une composition dĂ©terminĂ©e au hasard par les alĂ©as de la gravitĂ©. Robert Barry propose quant Ă lui une pièce composĂ©e d’un million de points (One Million Dots), en reproduisant 25 fois une page imprimĂ©e de 40 000 points, la pièce se constituant par addition au fur et Ă mesure que le lecteur tourne les pages. Douglas Huebler dĂ©termine des schĂ©mas assortis de lĂ©gendes dĂ©crivant diverses dĂ©clinaisons possibles de la relation spatiale entre un ensemble de points et de lignes. D’une manière tautologique qui caractĂ©rise parfaitement son travail d’alors, Joseph Kosuth livre Ă raison d’un Ă©noncĂ© par page des phrases sous forme de lĂ©gendes se rĂ©fĂ©rant Ă tous les Ă©lĂ©ments entrant en jeu dans la composition du Xerox Book, depuis l’appareil photocopieur jusqu’aux contributions des autres artistes conviĂ©s par Seth Siegelaub. Sol LeWitt Ă©labore une structure graphique basĂ©e sur le carrĂ© pour dĂ©cliner les diverses combinaisons possibles de lignes orientĂ©es en quatre directions : verticales, horizontales, obliques de gauche Ă droite et obliques de droite Ă gauche. Robert Morris reproduit 25 fois la mĂŞme vue satellitaire et mĂ©tĂ©orologique de la Terre. Enfin, Lawrence Weiner reproduit, 25 fois Ă©galement, le statement suivant inscrit sur une feuille quadrillĂ©e :
A RECTANGULAR REMOVAL FROM A XEROXED GRAPH SHEET IN PROPORTION TO THE OVERALL PROPORTION OF THE SHEET
Les raisons pour lesquelles il est possible de dĂ©signer le livre comme espace d’exposition sont donc multiples, et non exclusives les unes des autres. Le livre peut ĂŞtre l’espace de monstration d’une proposition artistique imprimĂ©e, faisant corps avec les pages telle une Ĺ“uvre d’art produite in-situ. Dans ce cas lĂ , c’est parce qu’il est un lieu prĂ©cis Ă la surface et dans la surface duquel la proposition artistique est rendue visible en tant qu’œuvre qu’il est possible de parler d’espace d’exposition. Cette possibilitĂ© convient par exemple pour apprĂ©hender la proposition de Carl Andre dans le Xerox Book, mais on ne saurait y ramener la proposition de Daniel Buren pour July, August, September 1969 lorsqu’on sait Ă quel point il lui importe de distinguer les « photos-souvenirs » de ses interventions in-situ des dites interventions elles-mĂŞmes.
L’imprimĂ© peut ĂŞtre par ailleurs le mode de visibilitĂ© d’un art se manifestant en tant qu’information « primaire », en dehors mĂŞme du paradigme traditionnel de l’œuvre. Dans ce cas, si le livre est un espace d’exposition, ce n’est pas parce qu’il a des caractĂ©ristiques spatiales concrètement tangibles, mais d’une manière plus mĂ©taphorique parce qu’il mĂ©diatise l’espace dans lequel existe une proposition artistique sans que celle-ci ne soit rĂ©ductible Ă un lieu prĂ©cisĂ©ment dĂ©terminĂ© avec lequel l’œuvre se confondrait. Pour plus de clartĂ©, il convient mieux dans ces cas lĂ de considĂ©rer le livre comme un mode d’exposition (plutĂ´t qu’un espace), en tant que support matĂ©riel d’un art tendant conceptuellement Ă la dĂ©matĂ©rialisation. Entre ces deux possibilitĂ©s (espace ou mode d’exposition), les livres d’artistes, et chacune de leurs contributions lorsqu’il s’agit de publications collectives, se positionnent Ă diffĂ©rents degrĂ©s, en fonction des spĂ©cificitĂ©s de chaque dĂ©marche artistique.
Dans tous les cas, si ces livres ont une fonction d’exposition de l’art au sens oĂą ils en permettent une visibilitĂ© publique (exposition et publication se rejoignent ici dans leur nature de mĂ©dia16), ils impliquent toutefois une Ă©conomie de production, de diffusion, et surtout des modalitĂ©s de rĂ©ception très diffĂ©rentes de ce que dĂ©signe conventionnellement le terme « exposition ». « Exposer c’est vivre intensĂ©ment une expĂ©rience collective »17, affirme Jacques Hainard. Il n’est pourtant pas rare de faire l’expĂ©rience d’une visite d’exposition en solitaire, en quelques lieux peu frĂ©quentĂ©s, mais il est vrai que l’idĂ©al de l’exposition est celui d’une confrontation collective aux Ĺ“uvres d’art. C’est notamment ce qui diffĂ©rencie l’exposition au sens oĂą nous l’entendons aujourd’hui de la monstration des Ĺ“uvres dans un cabinet de curiositĂ© ou dans un environnement domestique privĂ©.
La lecture, quant Ă elle, est essentiellement une activitĂ© individuelle. Certaines formes de sociabilitĂ© lui sont ponctuellement associĂ©es (lectures publiques, salons du livre, dĂ©dicaces), mais l’apprĂ©hension d’un livre par son rĂ©cepteur est d’abord une pratique intime, qui lui offre des libertĂ©s et des contraintes qui ne sont pas les mĂŞmes que celles de l’œuvre exposĂ©e. Sans entrer dans plus de dĂ©tails, mĂŞme s’il le faudrait, on conviendra que lire un livre (mĂŞme si celui-ci n’est composĂ© que d’images) et regarder une Ĺ“uvre sur une cimaise , que parcourir une publication et une installation, que tourner des pages ou faire le tour d’une sculpture, sont des activitĂ©s diffĂ©rentes tant sur le plan physique que sur le plan mental. Ce faisant, la place assignĂ©e au rĂ©cepteur par l’Ĺ“uvre s’exposant Ă lui sous une forme Ă©ditĂ©e n’est pas celle Ă laquelle il est assignĂ© par les modes d’exposition conventionnels de l’art. PrĂ©cisĂ©ment, le livre d’artiste, en tant qu’Ĺ“uvre et en tant que moyen d’exposition de l’Ĺ“uvre, n’assigne pas de place prĂ©cise Ă ses rĂ©cepteurs. Bien sĂ»r, il faut l’avoir entre les mains et devant les yeux, mais cette situation peut se produire en tous lieux ou presque. Les modes de sociabilitĂ© qui entourent la rĂ©ception esthĂ©tique des livres d’artistes sont alors Ă la fois diminuĂ©s, dans la mesure oĂą la lecture telle qu’on la pratique aujourd’hui est une opĂ©ration individuelle, et dĂ©multipliĂ©s si l’on prend en compte tant la logique de rĂ©seau qui anime la production et la diffusion des livres d’artistes18 que la multiplicitĂ© des situations dans lesquelles leur lecture est possible. Ainsi, entre le modèle commercial et privatif d’un art oĂą sont Ă vendre des objets souvent uniques ou rares, et le modèle d’un art offert Ă l’expĂ©rience collective grâce Ă des expositions qui se caractĂ©risent par leur accès public et leurs rites socioculturels (le vernissage, la visite, etc.), les Ă©ditions d’artistes proposent une troisième voie. Avec celle-ci se produit un changement de valeurs tant sur le plan esthĂ©tique qu’économique, ainsi qu’un dĂ©placement des frontières entre le public et le privĂ©, le singulier et le collectif, ce qu’a bien saisi l’artiste Seth Price au sujet des multiples pratiques artistiques qui ont Ă©mergĂ© ces dernières dĂ©cennies dans le champ des mĂ©dias :
« Le problème est que situer l’Ĺ“uvre en un point prĂ©cis dans l’espace et le temps la transforme a priori en monument. Qu’en serait-il si, Ă la place, elle Ă©tait dispersĂ©e et reproduite, sa valeur approchant zĂ©ro et son accessibilitĂ© augmentant ? Nous devons reconnaĂ®tre que l’expĂ©rience collective est dĂ©sormais basĂ©e sur des formes privĂ©es simultanĂ©es, distribuĂ©es dans le champ d’une culture mĂ©diatique.19 »
Parler en terme d’exposition au sujet des Ă©ditions d’artistes — le travail de Seth Siegelaub a une abondante filiation… — s’avère alors une stratĂ©gie Ă double tranchant : il peut certes s’agir de subvertir la notion d’exposition et ce qu’elle dĂ©signe conventionnellement dans le champ de l’art en l’Ă©tendant Ă la pratique dĂ©territorialisante de l’Ă©dition, qui permet Ă l’art d’exister en dehors des seuls lieux instituĂ©s Ă cette fin. Mais Ă l’inverse, le terme « exposition » peut Ă©galement relativiser les propriĂ©tĂ©s alternatives voire subversives des Ă©ditions d’artistes en mettant l’accent sur l’idĂ©e de monstration artistique, sur la dĂ©signation d’un lieu Ă la valeur artistique lĂ©gitimĂ©e, plutĂ´t que sur l’importance d’une Ă©conomie de fonctionnement Ă©trangère Ă celle qui domine dans le monde de l’art.
Les expressions telles que « catalogue-exposition », « espace d’exposition imprimé », « exposition sous la forme du livre » ou encore « exposition Ă©ditoriale » prĂ©sentent pourtant l’intĂ©rĂŞt de ne pas ĂŞtre focalisĂ©e sur le statut de l’auteur (livre d’artiste) ou de l’objet (Ĺ“uvre sous la forme du livre), mais de souligner plutĂ´t un processus, une Ă©conomie de fonctionnement, consistant Ă rendre l’art visible en l’Ă©ditant et en le publiant. Ce dĂ©placement d’attention de l’auteur et de l’objet artistique vers son mode d’existence est pertinent en ce qu’il correspond Ă une situation oĂą les artistes « ont quittĂ© le domaine sacrĂ© de l’art pour pĂ©nĂ©trer dans le domaine plus vaste et moins bien circonscrit de la culture20 », Ă©chappant ainsi aux apories de l’art pour l’art, ainsi que l’explique le poète-plasticien-vidĂ©aste-libraire-et-Ă©diteur Ulises CarriĂłn. « L’art pour l’art est vide de sens, dit encore CarriĂłn ; L’art ne vaut que s’il s’intègre Ă une stratĂ©gie culturelle. Cette stratĂ©gie reposera nĂ©cessairement sur des principes critiques.21 »
Cet article est la version revue d’un texte Ă©crit en 2010 pour l’exposition 69, annĂ©e conceptuelle Ă la MĂ©diathèque du musĂ©e des Abattoirs Ă Toulouse. La plupart des Ă©ditions de Seth Siegelaub ici mentionnĂ©es sont dĂ©sormais tĂ©lĂ©chargeables sur le site web de Primary Information : http://primaryinformation.org/index.php?/projects/seth-siegelaub-archive/
- Marshall McLuhan, La Galaxie Gutenberg, La Genèse de l’homme typographique (1962), Paris, Mame, 1967 ; Pour comprendre les mĂ©dias (1964), Paris, Seuil, 1968 ; Guerre et paix dans le village planĂ©taire (1967), Paris, Laffont, 1970. [↩]
- Seth Siegelaub Contemporary Art, automne 1964 – printemps 1966. Pour un aperçu complet des activitĂ©s de Seth Siegelaub : http://www.egressfoundation.net [↩]
- Seth Siegelaub ne cessa pas d’ĂŞtre marchand d’art parce qu’il ferma sa galerie, aussi ses activitĂ©s de commissaires et d’Ă©diteurs ne sont pas dissociĂ©es d’une entreprise de promotion commerciale de l’art conceptuel. Pour approfondir cette question et les paradoxes qui s’y rapportent (paradoxes liĂ©s Ă la position de l’art conceptuel vis-Ă -vis du capitalisme avancĂ©), voir Alexander Alberro, Conceptual Art and the Politics of Publicity, Cambridge, The MIT Press, 2003. En regard de ce livre, lire aussi la critique qu’en propose Peter Osborne dans Art Forum, fĂ©vrier 2003 : http://findarticles.com/p/articles/mi_m0268/is_6_41/ai_98123121/ [↩]
- « On Exhibitions and the World at Large, Seth Siegelaub in Conversation with Charles Harrison », Studio International, vol. CLXXVIII, n°917, DĂ©cembre 1969, p. 202. CitĂ© et traduit par Anne MĹ“glin-Delcroix, « La documentation comme art dans le livre d’artiste », Sur le livre d’artiste, Articles et Ă©crits de circonstance (1981-2005), Marseille, Le Mot et le Reste, 2006, p. 305. Les termes « primary information » et « secondary information » sont traduits par « information primaire » et « information secondaire » dans la suite de ce texte. [↩]
- Lawrence Weiner, Statements, New York, Seth Siegelaub – The Louis Kellner Foundation, 1968. [↩]
- Ă€ ce sujet, voir Camiel van Winkel, « Information and Visualisation : The Artist as Designer », During the Exhibition the Gallery Will Be Closed: Contemporary Art and the Paradoxes of Conceptualism, Amsterdam, Valiz, 2012, p. 133-201. Camiel van Winkel rapporte que lorsque l’historien de l’art Benjamin Buchloh exprima son admiration Ă Lawrence Weiner Ă propos de ses travaux de la fin des annĂ©es 1960, en lui disant qu’il admirait la complète absence de choix graphiques et typographiques dans ses mises en page ou plus largement dans ses mises en forme, Weiner le corrigea en lui expliquant : « Ces premières manifestations [de mon travail] sont designĂ©es Ă un point que vous ne pouvez pas imaginer. Je veux dire, prenez Statements : il y a un facteur graphique pour le faire ressembler Ă un livre d’1,95 $ que vous pourriez acheter. La police de caractère, le dĂ©cision d’utiliser une machine Ă Ă©crire et tout le reste Ă©taient des choix graphiques » (ma traduction. Camiel van Winkel rapporte Ă©galement que les propos de Lawrence Weiner Ă la fin des annĂ©es 1960 n’allait pas nĂ©cessairement dans ce sens). La visualisation de l’information peut ĂŞtre considĂ©rĂ©e comme l’essence du design graphique. Or puisque l’art conceptuel est prĂ©cisĂ©ment un art d’information, il est logique que le design graphique en soit l’un des outils. Cela ne veut pas dire que l’art conceptuel serait une branche du graphisme, ou Ă l’inverse que le graphisme serait obligatoirement conceptuel, autrement dit l’un et l’autre ne se confondent pas car leurs finalitĂ©s diffèrent, mais ils empruntent l’un Ă l’autre des outils, des procĂ©dures, des langages et des formes. Selon Camiel van Winkel, « l’art conceptuel et le design graphique peuvent ĂŞtre vus comme deux formes complĂ©mentaires de la »production dĂ©lĂ©guĂ©e de culture »Â », cette dernière expression — « production dĂ©lĂ©guĂ©e de culture » — Ă©tant empruntĂ©e Ă un ouvrage consacrĂ© au graphiste hollandais Wim Crouwel. [↩]
- Douglas Huebler in « Statements on Artists’ Books by Fifty Artists and Art Professionals Connected With the Medium », Art-Rite, n°14, hiver 1976-77, p. 9 (ma traduction). [↩]
- Douglas Huebler, November 1968, New York, Seth Siegelaub, 1968. [↩]
- Xerox Book [Carl Andre, Robert Barry, Douglas Huebler, Joseph Kosuth, Sol LeWitt, Robert Morris, Lawrence Weiner], New York, Seth Siegelaub – John Wendler, 1968. [↩]
- January 5 – 31 1969 [Robert Barry, Douglas Huebler, Joseph Kosuth, Lawrence Weiner], New York, Seth Siegelaub, 1969. [↩]
- March 1969 [Carl Andre, Mike Asher, Terry Atkinson, Michael Baldwin, Robert Barry, Rick Barthelme, Iain Baxter, James Byars, John Chamberlain, Ron Cooper, Barry Flanagan, Dan Flavin, Alex Hay, Douglas Huebler, Robert Huot, Stephen Kaltenbach, On Kawara, Joseph Kosuth, Christine Kozlov, Sol LeWitt, Richard Long, Robert Morris, Bruce Nauman, Claes Oldenburg, Dennis Oppenheim, Alan Ruppersberg, Ed Ruscha, Robert Smithson, De Wain Valentine, Lawrence Weiner, Ian Wilson], New York, Seth Siegelaub, 1969. [↩]
- July, August, September 1969 [Carl Andre, Robert Barry, Daniel Buren, Jan Dibbets, Douglas Huebler, Joseph Kosuth, Sol LeWitt, Richard Long, N.E. Thing Co. Ltd., Robert Smithson, Lawrence Weiner], New York, Seth Siegelaub, 1969. [↩]
- July/August 1970 [supplĂ©ment Ă la revue Studio International, vol. CLXXX, n°924, juillet-aoĂ»t 1970 ; curateurs : David Antin, Germano Celant, Michel Claura, Charles Harrison, Lucy R. Lippard, Hans Strelow ; artistes : Giovanni Anselmo, Eleanor Antin, Keith Arnatt, Terry Atkinson, David Bainbridge, John Baldessari, Michael Baldwin, Robert Barry, Frederick Barthelme, Alighiero BĹ“tti, Daniel Buren, Victor Burgin, Pier Paolo Calzolari, Hanne Darboven, Jan Dibbets, Barry Flanagan, Dan Graham, Douglas Huebler, Harold Hurrell, Stephen Kaltenbach, On Kawara, Joseph Kosuth, John Latham, Sol LeWitt, Fred Lonidier, RĹ“lof Louw, Mario Merz, N.E. Thing Co. Ltd., George Nicolaidis, Giuseppe Penone, Emilio Prini, Michelangelo Pistoletto, Richard Serra, Keith Sonnier, Lawrence Weiner, Gilberto Zorio], New York, Studio International – Seth Siegelaub, 1970. [↩]
- Seth Siegelaub citĂ© par Jean-Marc Poinsot, « DĂ©ni d’exposition », in Art conceptuel I, Bordeaux, CAPC MusĂ©e d’art contemporain, 1988, p. 13-21. [↩]
- Seth Siegelaub interviewĂ© par Hans-Ulrich Obrist, A Brief History of Curating, Zurich, JRP Ringier, 2009, p. 122 (ma traduction). [↩]
- Ă€ ce sujet, cf. Jean Davallon, L’Exposition Ă l’œuvre, StratĂ©gies de communication et mĂ©diation symbolique, Paris, L’Harmattan, 1999 ; et Jean-Marc Poinsot, Quant l’Ĺ“uvre a lieu : L’Art exposĂ© et ses rĂ©cits autorisĂ©s, Genève, MusĂ©e d’art moderne et contemporain ; Villeurbanne, Institut d’art contemporain, 1999. [↩]
- Jacques Hainard, MusĂ©e d’Ethnologie de Neuchâtel. [↩]
- Cf. Leszek Brogowski, Anne MĹ“glin-Delcroix (dir.), Nouvelle revue d’esthĂ©tique, n°2 : « Livres d’artistes : l’esprit de rĂ©seau », 2008. [↩]
- Seth Price, Dispersion (2002), in François Aubart et Camille Pageard (Ă©d.), Louie Louie, Angers, École supĂ©rieure des beaux-arts ; Bourges, École nationale supĂ©rieure d’art ; Chatou, Cneai, 2011, n.p. [↩]
- Ulises Carrion, « Autonomie critique de l’artiste » (1979), Quant aux livres, Genève, HĂ©ros-Limite, 1997, p. 57. [↩]
- Ibid. [↩]