Le spectre
« Fils de Zeus, fils de Laërte, artificieux Ulysse, pourquoi, aprÚs tant de malheurs, as-tu quitté la lumiÚre du soleil pour venir visiter les morts et ce pays sans joie ? Allons, éloigne-toi de la fosse, retire ton glaive acéré, afin que je boive du sang, et que je te dise des paroles véridiques. »1
Câest Ă la lecture des mots de Vanina Pinter, dans son article intitulé « Oracular Vernacular / MS » Ă propos des affiches de Mathias Schweizer, quâune chaĂźne au maillons hĂ©tĂ©roclites, dâimages et dâidĂ©es sâarticulant autour du « spectre » sâest matĂ©rialisĂ©e devant moi. Dans un premier temps, quelque peu horrifiĂ© par la figure blĂȘme et sĂ©vĂšre de lâesprit lexical qui mâapparaissait, je finis par distinguer dans ces paroles putrides lâobjet de sa visite. Cet esprit posait cĂŽte-Ă -cĂŽte le spectre lugubre des morts, et le spectre dit lumineux de la couleur dĂ©composĂ©e. Il Ă©tablissait un lien entre lâimage du mort qui nous rend visite et lâimage publicitaire qui essaie de sâadresser Ă nous et de nous convaincre. Câest par le biais de ces visons hallucinantes quâune sĂ©rie hĂ©tĂ©roclite et anachronique de questions ce sont alors posĂ©es. Ce pourrait-il quâĂ travers les obscures pratiques publicitaires de notre temps, lâimage renoue avec les terribles apparitions antiques ? Que pouvons nous comprendre des errances lexicales du spectre ? Comment ce mot originaire du lugubres pays des ombres, de la mort, des absences et des apparitions ; est-il passĂ© du cĂŽtĂ© de la lumiĂšre et des sciences ? Et que peuvent nous apprendre ces errances Ă propos des images que nous rencontrons aujourdâhui ?
Les mots de Vanina Pinter Ă©taient les suivant :
« Dans notre univers quotidien (publicitaire) toute prise de vue (imitant un dehors ou un objet) est factice. Tout paysage sâavance retouchĂ©, ensoleillĂ©, lustrĂ©. Les voitures de Renault nâexistent pas. Il faudrait regarder les publicitĂ©s, les Ă©missions tĂ©lĂ©visuelles en se disant que dâune certaine maniĂšre, elles participent Ă effacer le monde, que le rĂ©el devient lâillusion ultime, que lâhumanitĂ© passe moins de temps Ă regarder, avec conscience et concentration, son quotidien que ses Ă©crans. »2
Ces mots pareils Ă des incantations mâen ont rappelĂ© dâautres. Ils ont fait resurgir ceux de RĂ©gis Debray, Ă propos de lâimage remplaçante, lâimage Ă©viction de la rĂ©alitĂ©, lâimage simulacre, lâimage spectre. RĂ©gis Debray dans Vie et mort de lâimage nous rappelle la relation tenue, entretenue, entre lâimage et la mort, de quelle maniĂšre cette mise en image est une mise en forme de lâinforme, est une reprĂ©sentation, est une prĂ©sence de ce qui nâest pas ou nâest plus lĂ . Au dĂ©but de Vie et Mort de lâimage, RĂ©gis Debray fait quelques riches rappels Ă©tymologiques, il nous reconduit Ă lâimage archaĂŻque, au crĂ©puscule de lâimage, Ă ses origines.
« Si lâĂ©tymologie ne fait pas preuve, elle indique. Latin dâabord. Simulacre ? Le spectre. Imago ? le moulage en cire du visage des morts, (âŠ) Figura ? Dâabord fantĂŽme, ensuite figure. (âŠ) Idole vient dâeidĂŽlon, qui signifie fantĂŽme des morts, spectres, et seulement ensuite, image, portrait. LâeidĂŽlon archaĂŻque dĂ©signe lâĂąme du mort qui sâenvole du cadavre sous la forme dâune ombre insaisissable, son double, dont la nature tĂ©nue mais encore corporelle facilite la figuration plastique. Lâimage est lâombre, et ombre est le nom commun du double. Aussi comme le note Jean Pierre Vernant, le mot a-t-il trois acceptations concomitantes : â images du rĂȘve (onar), apparition suscitĂ©e par un dieu (plasma), fantĂŽme dâun dĂ©funt (psychĂ©)â. »3
Lâimage, le spectre se tient donc dâabord du cĂŽtĂ© des morts, elle est ce qui ne devrait plus ĂȘtre lĂ , mais qui malgrĂ© tout se manifeste Ă nos sens. Câest une mĂ©diation qui re-prĂ©sente, qui nous met sous les yeux ce qui ne devrait plus lâĂȘtre. On trouve dans lâOdyssĂ©e lâexemple de cette relation aux morts et la façon dont ils se manifestent aux vivants. Ulysse, une fois libĂ©rĂ© de Calypso, part vers les tristes rivages du monde des morts pour sâentretenir avec le devin TirĂ©sias sur le sort qui lui est rĂ©servĂ©. Il fait revenir les morts avec du lait, du miel, du vin et du sang, et appelle Ă lui les funestes figures de ses compagnons tombĂ©s Ă Troie, ainsi que lâĂąme de sa mĂšre. Câest avec celle-ci quâil fait la triste expĂ©rience de lâimage remplaçante, prenant pour rĂ©alitĂ© ce qui nâest quâune illusion. Essayant de saisir ce qui nâest quâune interface entre deux mondes, confondant sa mĂšre avec son impalpable apparition.
« Et je voulais, lâesprit inquiet, saisir lâĂąme de ma mĂšre dĂ©funte. Trois fois je mâĂ©lançai, mon cĆur me poussait pour lâembrasser ; trois fois, semblable Ă une ombre ou Ă un songe, elle sâenvola de mes mains. »4
Lâombre chez les anciens, câest aussi chez Platon lâhistoire de ces silhouettes dâobjets projetĂ©es contre les parois dâune caverne, Ă des hommes pour qui les ombres se substituent aux objets et deviennent la seule rĂ©alitĂ© tangible. Mais câest aussi, chez Pline lâancien, la silhouette dâun homme aimĂ© par la fille du potier BoutadĂšs. Elle trace les contours de celui quâelle aime sur le mur avant quâil ne doive partir, et garde ainsi intacte la prĂ©sence de ce dernier. Lâombre câest le simulacre, câest lâimage qui remplace la rĂ©alitĂ©, lâimage câest la forme qui comble un vide, qui se met Ă la place de quelque chose qui nâest pas lĂ . Câest un souvenir, un remembrement (to remember) la reconstitution de ce que lâon essaye de conserver, une prĂ©sence qui essaie de se maintenir. Mais alors, comment cette sombre figure est-elle devenue lumiĂšre ? La lecture de De rerum natura de LucrĂšce apporte quelques rĂ©ponses Ă la question. Dans une logique prĂ©-scientifique et toute Ă©picurienne, LucrĂšce associe lâidĂ©e des couleurs Ă celle de la lumiĂšre et du simulacre non plus Ă quelques divines volontĂ©s mais Ă la nature mĂȘme des choses qui nous entourent. LucrĂšce dĂ©crit ces phĂ©nomĂšnes et tente de nous en donner lâexplication.
« Maintenant Ă©coute, Ă©coute encore ces vĂ©ritĂ©s acquises aux prix dâun labeur qui mâest doux. Garde-toi de croire que sont composĂ©s dâatomes blancs les corps blancs dont tes yeux contemplent lâĂ©clat, ni que les corps noirs sont issus dâune semence noire; (âŠ) En outre, puisquâil ne peut y avoir de couleur sans lumiĂšre, et que les principes des choses nâapparaissent pas Ă la lumiĂšre, il est Ă©vident quâil ne sont revĂȘtus dâaucune couleur. Quelle sorte de couleur pourra-t-il y avoir dans les tĂ©nĂšbres aveugles ? Bien plus, la couleur change avec la lumiĂšre elle-mĂȘme, suivant quâelle est frappĂ©e de rayons directs ou obliques : ainsi chatoie au soleil le plumage qui forme une couronne autour de la nuque et du cou de la colombe ; tantĂŽt il a le rouge Ă©clat du rubis, tantĂŽt par une impression diffĂ©rente il semble mĂȘler au bleu lapis la verte Ă©meraude. (âŠ) Puisque ce teintes sont produites par une certaines incidence de la lumiĂšre, il faut Ă©videmment en conclure quâelles ne sauraient exister sans celle-ci. »
« [âŠ] de tous les objets il existe ce que nous appelons les simulacres, sortes de membranes lĂ©gĂšres dĂ©tachĂ©es de la surface des corps, et qui voltigent en tous sens parmi les airs. Et dans la veille comme dans le rĂȘve, ce sont ces mĂȘmes images dont lâapparition vient jeter la terreur dans nos esprits, chaque fois que nous apercevons des figures Ă©tranges ou les ombres des mortels ravis Ă la lumiĂšre ; câest elle qui, souvent, nous ont arrachĂ©s au sommeil, tous frissonnants et glacĂ©s dâeffroi. »5
Pour LucrĂšce les simulacres ne sont que des peaux qui Ă©manent des objets « pour errer dans lâespace », il lui semble que ces images errantes sont comparables à « la fumĂ©e du bois vert, ou la chaleur de la flamme ». Elles apparaissent et se dissipent dans les airs. Ces Ă©manations sont semblables Ă la mue que le serpent laisse derriĂšre lui et que lâon retrouve dans un buisson. Câest par lâexemple du miroir quâil nous explique la nature de ces Ă©manations lumineuses. LucrĂšce pose quâun « flot intarissable, ne cesse de se dĂ©tacher des corps. Car des Ă©lĂ©ments superficiels sâĂ©coulent et rayonnent sans relĂąche de tous les objets ». Et câest en fonction du corps que ce flot rencontre quâil peut nous ĂȘtre donnĂ© Ă voir. Si il rencontre un corps poreux il le traversera, si il rencontre un corps dur et irrĂ©gulier comme de la roche, il se brisera Ă sa surface, tandis que rencontrant un corps dur Ă la surface lisse comme lâest un miroir, le flot nous sera alors rĂ©flĂ©chi et lâimage errante de lâobjet nous sera restituĂ©e. LucrĂšce avance la conclusion suivante : « ainsi donc une fois de plus il nous faut reconnaĂźtre que sont Ă©mis avec une merveilleuse rapiditĂ© des atomes qui frappent nos yeux et provoquent la vision ». Câest peut-ĂȘtre ici que naĂźt lâidĂ©e de rayons lumineux que renvoient les objets et qui nous permettent dâen former une image, par le filtre de notre vision6 . Pour LucrĂšce, ces images sont des Ă©manations, elles errent dans lâattente de rencontrer un Ćil auprĂšs duquel se matĂ©rialiser. DĂ©sormais le spectre nâest plus du cĂŽtĂ© des ombres. Il naĂźt par la lumiĂšres.
Chemin faisant, autorisons-nous un bond dans lâespace et le temps. Quittons les lumineux rivages de la MĂ©diterranĂ©e, pour les brumes de lâAngleterre de la fin du 17e siĂšcle. Le mot spectre sera dĂšs lors dĂ©finitivement rattachĂ© Ă celui de la lumiĂšre grĂące Ă Isaac Newton. Dans cette pĂ©riode de chevauchement entre la fin dâun siĂšcle et le dĂ©but dâun autre qui sera connu comme celui des LumiĂšres, Newton travaille sur cette dite lumiĂšre et essaie dâen comprendre la nature. Câest en 1666 quâil rĂ©alise lâexpĂ©rience dans laquelle il dĂ©compose la lumiĂšre dite blanche grĂące Ă un prisme et dĂ©montre que cette « pleine » lumiĂšre est composĂ©e de lumiĂšres colorĂ©es. Par lĂ il dĂ©montre que la couleur ne naĂźt pas des objets mais bien de la lumiĂšre. Pour dĂ©crire la forme de la lumiĂšre dĂ©composĂ©e qui lui apparait, il utilise le mot de spectre car les contours de cette formes sont flous, et câest lĂ une des caractĂ©ristiques du spectre, en mĂȘme temps que de poser, en tant quâapparition, des problĂšmes de nature optique. Ce spectre devenu scientifique, est capable, en dĂ©composant la lumiĂšre blanche, de faire apparaitre ce qui ne devrait pas ĂȘtre visible, de nous montrer ce qui est cachĂ©. Cette dĂ©composition de la lumiĂšre est une altĂ©ration du rĂ©el, une perturbation, une rĂ©vĂ©lation. Elle nous montre, et nous permet dâaccĂ©der une autre rĂ©alitĂ©.
Le spectre fantomatique et lâimage se retrouvent Ă travers le phĂ©nomĂšne lumineux et lâapprĂ©hension dâune image qui, comme lâa dit RĂ©gis Debray, est lâanagramme de magie. Quelques annĂ©es aprĂšs les dĂ©couvertes de Newton sont inventĂ©es les lanternes magiques. Ces machines annonciatrices du futur cinĂ©matographe, permettent de projeter Ă un public des images peintes sur des plaques de verre. GrĂące Ă la lumiĂšre et Ă lâoptique, lâimage redevient explicitement apparition magique. Celui qui redonnera Ă lâimage ces pouvoirs magiques et effrayants est un français au patronyme anglo-saxon, Ătienne Gaspard Robertson. Robertson est Ă la fois un homme de spectacle et de sciences, il va perfectionner les appareillages optiques qui permettent les projections des lanternes magiques et inventer les spectacles de Fantasmagories ( ou « art de faire voir des fantĂŽmes par illusion dâoptique »7 ). Ces spectacles mettent en scĂšne des apparitions dĂ©moniaques, des fantĂŽmes et dâautres monstruositĂ©s. Roberston, en homme Ă©clairĂ©, conçoit ces spectacles comme des formes instructives censĂ©es lutter contre les superstitions et lâobscurantisme. Les nouvelles optiques quâil invente lui permettent de faire varier la taille des images projetĂ©es sans quâelles deviennent floues, ce qui donne ainsi lâimpression quâelles Ă©voluent dans lâespace. Les images existent, elles agissent par la lumiĂšre. Lâimage se dĂ©tache du support sur lequel elle Ă©tait fermement fixĂ©e. Elle commence Ă sâen Ă©manciper et prend les traits dâune apparition. En sâanimant elle occupe toutes les dimensions de lâespace et du temps et semble sâinscrire dans le rĂ©el.
Vous me permettrez dâocculter ici un passage nĂ©cessaire consacrĂ© Ă la photographie (le dessin par la lumiĂšre) et le cinĂ©matographe (sa mise en mouvement), pratiques oĂč comme jamais lâimage, lâombre et la lumiĂšre se mĂȘleront dans un jeu scientifico-magique. Vaste sujet dans lequel il me serait facile dâerrer jusquâĂ la fin des temps, dans les limbes obscures des salles de projections et de de dĂ©veloppement. Mais je ne peux mâempĂȘcher de vous prĂ©senter les chronophotographies de George Denemy, qui, les yeux fermĂ©s, prononce pour lâĂ©ternitĂ© « je vous aime », et devient ainsi une apparition amoureuse devant lâĂ©ternel. Retour Ă lâombre dessinĂ©e par la fille de Boutades. Image immortelle de lâĂȘtre aimĂ©.
Mais pour conclure, revenons Ă notre quotidien. Nous avons donc vu Ă travers quelques errances elliptiques comment le spectre est dâabord une mise en forme, lâimage du mort, et comment il a ensuite Ă©tĂ© rattachĂ© Ă la lumiĂšre par le langage scientifique. Il me semble quâaujourdâhui que grĂące Ă lâimage numĂ©rique, les deux spectres, lâun antique et lâautre, promu par lâĂąge scientique, se retrouvent et sâenlacent.
Cette image numĂ©rique, « dĂ©matĂ©rialisĂ©e », est la nomade des supports. Elle est dans un sens omnipotente tant elle peut ĂȘtre partout Ă la fois. Cette image faite dâun code, dĂ©cryptĂ© par les algorithmes de nos savantes machines devient lumiĂšres Ă travers nos Ă©crans personnels ou publics. Minority Report câest maintenant ; la rĂ©clame nous parle, les publicitĂ©s intempestives apparaissent au cours de nos odyssĂ©es virtuelles. Ces mercantiles apparitions nâont rien a envier Ă celle de nos amis AchĂ©ens. Elles sâadressent Ă nous. Elles sont le fruit de nos envies, de nos recherches cachĂ©es et de nos errance sur le rĂ©seau : la somme algorithmique de ce que nous aimons, regardons et achetons. Elles se construisent et se nourrissent des traces que nous laissons dans les paysages du scroll infini, et comme Tiresias, elles nous montrent et nous confrontent aux choix inexorables qui Ă©criront les pages ne notre avenir proche.
« Quand tu auras fait aborder ton navire bien construit Ă lâĂźle du Trident, en sortant de la mer aux reflets violets, vous trouverez, Ă la pĂąture, les bĆufs et les brebis vigoureuses du Soleil qui voit tout et qui entend tout. Si tu les laisses intacts, en ne songeant quâau retour, vous pourrez, mĂȘme avec milles maux, parvenir Ă Ithaque. Mais si tu touches Ă ces troupeaux, alors je te prĂ©dis la ruine et pour ton navire et pour tes compagnons ; »8
- HomĂšre, lâOdyssĂ©e (X Ă XXIV), Paris, Ăditions Hatier, coll. Traductions Hatier, 1966. [↩]
- Pinter Vanina, Format 1: Oraculus Vernacular / MS, www.t-o-m-b-o-l-o.eu/ 2015. [↩]
- Pinter Vanina, Format 1: Oraculus Vernacular / MS, www.t-o-m-b-o-l-o.eu/ 2015. [↩]
- HomĂšre, lâOdyssĂ©e (X Ă XXIV), Paris, Ăditions Hatier, coll. Traductions Hatier, 1966. [↩]
- LucrĂšce, De la Nature ,(livre I-III), Paris, SociĂ©tĂ© dâĂdition « Les Belles Lettres », 1966. [↩]
- Il y a toute une thĂ©orie « classique » complexe et contradictoire de la vision qui passe de rayons Ă©mis par les objets chez LucrĂšce ou par lâĆil lui-mĂȘme de Platon Ă Aristote en passant par ApulĂ©e et jusquâĂ la pyramide visuelle de Leon Battista Alberti [↩]
- Centre Nationale de Ressources Textuelles et Lexicales, www.cnrtl.fr. [↩]
- HomĂšre, lâOdyssĂ©e (X Ă XXIV), Paris, Ăditions Hatier, coll Traductions Hatier, 1966. [↩]