Ce sont deux briques. Verticales. Techniquement, on utiliserait le terme oblong et l’expression à la française. Pour identifier ces deux volumes, lisons les titres : ce sont La Répudiation et Anthologie douteuses. Pas vraiment des siamois. Mais des frères et des sœurs certainement, ou de proches cousin.e.s. Quoique. Une singulière familiarité semble exister et ce malgré les presque cinquante-deux années qui les séparent. En quoi alors cette pseudo-filiation qu’évoquerait un format presque commun ? Et pourquoi associer deux contenus pourtant si étrangers ? Le hasard des bons voisinages peut-être. Nous allons voir.
L’aspect longiligne et épais, d’abord, des deux ouvrages. Il vous frappe comme un module de construction. Alignez-les, empilez-les, vous en feriez une table fluo rose, une chaise écrue, du Jasper Morrison ou du Donald Judd. Simple et utile.
La couleur ensuite. On vient de le dire. Du pétant et du sobre. Mais en fait, le pétant n’est qu’un habit d’attente, enlevez cette jaquette et vous découvrirez un pavé lumineux sur lequel des lettres en relief viennent comme sculpter un titre tout en capitales majestic. De son côté, l’écru dit le temps qui passe. Le temps qui a passé aussi, mais sans jamais opposer le (soi-disant) vieux au (soi-disant) jeune.
Typographiquement maintenant. Deux belles architectures classiques. Deux monolithes en une colonne. De l’économie spatiale dans un cas comme dans l’autre. La plus blanche des briques embarque une rigueur lapidaire pour sa première de couverture, axe central, composée en Kessler qu’optimise un format 107mmx198mm proche de ces libelles in-octavo furieux que produisait la littérature clandestine du XVIIIe siècle1.
On y appréciera le O dans le G, le D dans le O, ligatures inventives comme d’étranges alliances scellant des pactes invisibles, dissimulés dans le corps du texte. Page 271 « Notre existence est liée à celle des autres », page 291 « Ils sont deux : un plus jeune et un plus vieux ». Hasard encore des pages tournées, des passages retenus, cornés.
La brique usée, le vieux (qui sait ?), date de 1969. Les lettres d’un caractère classique, Le Garamond2 , composent quatre lignes les unes au-dessous des autres, ferrées à gauche et produisant, dans ce cas, une espace blanche colosse, présence-absence3 et joli piédestal au pied duquel se « tamponnent » les capitales LN dans un ovale contrastant avec le petit corps puissant de l’éditeur Denoël4. Un classicisme moderne qui anticipe, hasard heureux encore, le moderne classicisme qu’apporte le caractère Kessler à la couverture frappée des éditions Rotolux Press5.
1969. Le prénom et le nom de l’auteur se lisent en premier, et en italiques. 2021, Élodie Petit & Marguerin Le Louvier soutiennent crânement l’Anthologie douteuses, au singulier plurielles et en première place. Singulière orthographe, pas banale. Les marges explosives et au taquet des mots, disent ici que de règles il n’en existe que pour les contredire, les répudier, s’asseoir dessus et provoquer les habitudes qui enterrent.
Page 154 de La Répudiation : « De tes brûlantes mains / tu animais cette puissance à défoncer les portes. » C’est bien de cela qu’il s’agit, de cette filiation dans le temps qui fait du roman de Boudjedra — récit à l’antique des douleurs familiales, politiques et sociales dans l’Algérie schizo post-1962 — un point de vue sur les rives de là -bas, en France, où sont nées de nouvelles écritures fanzinesques, fiévreuses, pas commodes. Le narrateur, Rachid, dans La Répudiation, écrit : «Mon père est un gros commerçant. Il dort dans son alacrité rassurante. Ma mère est une femme répudiée. Elle obtient l’orgasme solitairement avec sa main ou avec l’aide de Nana6 ».
Parlons-en justement. La lecture peut se faire orgasme. Toujours solitaire. Dans les pages tendues au cordeau de l’Anthologie douteuses, le sublime texte d’Élodie Petit — Intérieur de l’extérieur. D’après Ouvrir Vénus, Georges Didi-Huberman ; Petite anatomie de l’image, Hans Bellmer ; Des poupées et des hommes, enquête sur l’amour artificiel, Elisabeth Alexandre et Helena Dorfman — fait s’élever des sortes d’aphorismes anti-romantiques. Une femme amoureuse clame, page 108, « Je suis la femme / métamorphosée. / De l’aspiration irraisonnée / naîtra la pulsion scopique, / verra le désir. »
Elle semble faire écho, à la voix de Ma, la mère répudiée de Rachid. Ou peut-être à son amante française, Céline, celle à qui le narrateur s’adresse, page 202 : « c’était l’heure incertaine où j’aimais prendre le frais et retrouver le fil de mes idées pour mieux me déterminer par rapport à des événements d’une authenticité non douteuse. Céline, entre la mer et le délire, ne savait plus à quel éblouissement se vouer et, à défaut d’un choix crucial, elle s’abandonnait à l’un et à l’autre, conquise bien avant de s’être rendue … »
La lecture est donc, souvent, orgasme, réflexion, désir, rejet. Je n’ai jamais tenu les fanzines fou fluo des éditions douteuses entre les mains7.
Je ne suis pas partie (encore) en Algérie. C’est uniquement à travers le livre, objet, brique, pavé, feuillet plié, que je traverse une mer où s’enterrent des espoirs, dans un sens, et dans l’autre. Dans l’espace et le temps. Tragique des tragiques.
Le frère de Rachid, Zahir, aime un juif, Heimatlos, professeur dont le prĂ©nom se dĂ©coupe en Heimat– et –los : privĂ© de pays, apatride. Los, en allemand, est un suffixe privatif. Et en anglais, to lose, avec un e, veut dire perdre. Heimatlos perd Zahir, qui disparaĂ®t. La mort du frère, de l’amant, fait revenir au pays l’homo : « Heimatlos, revenu depuis peu d’IsraĂ«l, ne quittait plus ma chambre, de peur d’être dĂ©couvert par ma mère qui ne pourrait accepter la prĂ©sence du Juif dans la maison mortuaire ; nous ne parlions presque pas… » dĂ©crit alors Rachid p. 174.Â
Cette maison mortuaire, dans laquelle se dissimule l’israélite, sonne comme le lieu fantasmagorique et trouble d’un deuil intolérable. « On m’a touché le cul dans une maison hantée de fête foraine ». Le court et puissant texte de Marguerin Le Louvier, p. 307- 308 de l’Anthologie, pourrait se lire en parallèle de la description du retour quasi surréel du corps coffré de Zahir, p. 184 de La Répudiation, tenu en suspension dans les airs, au-dessus du port où il est ramené « Le cercueil se balançait déjà à un énorme piton, avec juste la tentation de culbuter dans la mer ; tout le monde levait les yeux… ». On se croirait au Luna Park.
Il faut entendre, je crois, l’écriture de Boudjedra pour apprendre Ă aimer celle de Le Louvier. Et inversement, je pense. Les deux sont âpres, provocantes. BrĂ»lantes. Boudjedra chef de file malgrĂ© lui d’un nouveau roman maghrĂ©bin, navigue entre langue française classique et cynisme mĂ©diterranĂ©en. Le Louvier tisse les mots d’un quotidien militant, ses textes sont comme des plans cinĂ©matographiques bourrĂ©s de dĂ©tails, anatomiques souvent, p. 227, « J’appelle tous les ours / J’appelle toutes les gouines / Et tous les culs / J’appelle des torrents de pisse sur ma gueule / J’appelle les rats, tous les rats et tous les chats / J’appelle les queues, le jus des queues / Les baveux. J’ai rien Ă faire ici putain, rien Ă faire, je me dis rien Ă faire, rien Ă branler, rien Ă sucer, rien Ă foutre, mon cul s’aplatit sur ma chaise… ».Â
MĂŞme goĂ»t de l’hypotypose, presque simonienne, chez Boudjedra, p. 183, dĂ©crivant, encore, les prĂ©ludes de l’enterrement de Zahir, « L’odeur de cambouis et d’eau stagnante nous amollissait les narines. Bateaux superposĂ©s comme des stratifications successives. Ciel bloquĂ© par un embrasement gigantesque. Éventails remuĂ©s Ă la recherche d’une problĂ©matique fraĂ®cheur. Branlebas. Cordages. Quais foisonnants. Sueurs entremĂŞlĂ©es des corps moites… ». Le faux ennui palpable dans le J’Aime tout de Marguerin Le Louvier, excite la lecture de l’agitation portuaire dans le passage de La RĂ©pudiation. Amollissement toxique, Éros du sale et du tendre, on imagine Genet passer par-lĂ .Â
On n’échappe pas aux forteresses que sont les textes, ils nous entourent, nous happent, nous trappent. Oui, voilà . La Répudiation et Anthologie douteuses sont des fortifications orgasmiques. Les mises en pages sont très différentes. Elles célèbrent pourtant la lecture. Rectangle d’empagement qui vient domestiquer un texte justifié, folioté dans le blanc de tête, gauche, droite pour le Boudjedra. Variations plus fines dans l’Anthologie, même si on ne travestit pas les fanzines, on donne à voir une nouvelle forme, lisible, clean, dispositif de lecture très différent sans doute des originaux. Mais dispositif qui ne fait rien perdre. Le folio est en blanc de pied, gauche, droite, et système de navigation basique, Titre courant, É. P. ou M. L. L. et le titre de l’ouvrage.
Ces deux briques sont des batailles gagnées sur les vieilles habitudes. Leur physique dit a priori le grand écart qu’une proximité de format masque pour un instant. 115mmx200mm pour le vieux, et, on l’a dit, 107x198mm pour le jeune. On les tient en main sans les lâcher. La littérature, la poésie, ne sont pas sages, et c’est à l’intelligence et à l’instinct d’Alaric Garnier et de Léna Araguas, fondateur et fondatrice de Rotolux Press, que l’on doit le plaisir non dissimulé de la découverte de deux voix de Gorgones. On est figé.e.s, fixé.e.s. Jamais statufié.e.s pourtant. Le lecteur et la lectrice sont pétrifié.e.s, mais dans le sens que la pétrification prend lorsqu’une émotion violente nous étreint.
Le même type de sentiment s’expérimente avec La Répudiation. Roman publié dans la série éponyme de la collection « Lettres Nouvelles » de l’éditeur magistral Maurice Nadeau, il reçut le prix des Enfants Terribles en 1969. Cela fera, plus tard, écrire au critique et historien de la littérature Ernstpeter Ruhe, que le jury du prix créé par Jean Cocteau avait eu le pif ou, plus éloquemment, les «capacités divinatoires» de saluer la dimension provocante, irritante et déconcertante d’un auteur qui conservera toujours le goût de la transgression8.
Chez Élodie Petit et Marguerin Le Louvier un même sens de l’infraction a surgi cinquante ans et plus après. Rotolux réussit, avec cette publication, à réconcilier le beau livre portable et une écriture qui n’a de cesse de faire des entorses à tout ou presque. Il reste ce fluo hypnotique que n’aurait peut-être pas osé Nadeau. Pourtant on peut en douter un peu. Après tout la couverture de la collection «Lettres Nouvelles» a été travaillée par Pierre Bernard (sous la houlette de Pierre Faucheux) qui ne daignait pas se servir également des couleurs flashy pour les couvertures de ses propres éditions Sindbad célébrant la littérature arabe9.
Conclusion10. Il y a des livres qui transforment des transformations. À ce sujet, Qu’on me dise qu’un ballon de rugby n’évoque pas une vulve qui fend l’air ou qu’une cuisse de rugby boy dans une mêlée c’est une des choses les plus dramatiques et sensuelles de l’ère sportive télévisuelle, je répondrai les clichés ont la peau dure, mais oui, triple oui à la répudiation du clichesque, oui, triple oui, aux auteur.e.s/éditeur.e.s des éditions douteuses, et oui, toujours oui, à leur propre terrorisme verbal et au design éloquent de Rotolux !
- Voir Filippo de Vivo, « Libelles en guerre. Pouvoirs et imprimĂ© pendant l’Interdit de Venise (1606-1607) », in Ricardo Saez (dir.), L’ImprimĂ© et ses pouvoirs dans les langues romanes, Rennes, PUR, 2010, p. 149-172. Accessible en ligne. [↩]
- On trouve parfois aussi l’orthographe Garamont, avec un T. Pour plus de dĂ©tails sur le dessin de ce caractère majeur de l’histoire de la typographie, voir l’enquĂŞte minutieuse menĂ©e par le blog Typfoundry sur Claude Garamont. En ligne. [↩]
- Sur la notion de blanc en typographie, voir le texte de la chercheuse IdilkĂł Szilágy, «“Significatif silence”: le blanc typographique en Ă©criture poĂ©tique», publiĂ© en 2009 dans la revue Logosphère. Je remercie Brice Domingues, mon associĂ© au sein d’officeabc, pour cette rĂ©fĂ©rence accessible, notamment, via la plateforme PROBLEMATA. [↩]
- FondĂ©es par le journaliste et critique littĂ©raire Maurice Nadeau (1911-2013) au dĂ©but des annĂ©es 1950, la revue Lettres Nouvelles et la collection littĂ©raire du mĂŞme nom sont d’abord Ă©ditĂ©es par RenĂ© Julliard. Ă€ la mort de de ce dernier, en 1965, Nadeau est hĂ©bergĂ© aux Éditions DenoĂ«l et ce jusqu’en 1976. Il sera le rĂ©vĂ©lateur de nombreux Ă©crivains et Ă©crivaines, notamment Witold Gombrowicz, Nelly Sachs ou Georges Perec. [↩]
- Rotolux Press est une jeune maison d’édition associative Ă but non lucratif fondĂ©e en 2015 par LĂ©na Araguas et Alaric Garnier. Ce dernier a notamment dessinĂ© la famille de caractères Kessler et ses variantes. Splendide reprise de la culture lapidaire, le Kessler s’impose comme un caractère de lecture dans la grande tradition du terme. Pourtant, ses caractĂ©ristiques particulières le rendent tout-terrain. Le Kessler est distribuĂ© par Production Type. [↩]
- Rachid Boudjedra, La RĂ©pudiation, Paris, coll. «Lettres Nouvelles», Éditions DenoĂ«l, 1969, p. 105. [↩]
- FondĂ©es en 2010 par Élodie Petit et Marguerin Le Louvier, Les Ă©ditions douteuses publient «des textes salaces et anarchistes, aux titres Ă©vocateurs (Je gicle sur ton mari, Les Contes de l’Anus). [… PassionnĂ©.e.s par des figures comme] Dustan, Duvert ou Duras, les deux auteur.e.s travaillent les notions de mauvais goĂ»t et de cultures populaires, en s’attaquant Ă tout ce qui articule le sexe, le sexuel et les rapports de domination en gĂ©nĂ©ral. ÉditĂ©s Ă la mesure de leur chambre Ă coucher, leurs fanzines en A4 colorĂ©s pulullent dans les distro, les infokiosques et les toilettes des bars lesbiens.Au-delĂ du papier, il y a les lectures, les performances, et tout ce qui emboite le texte sur des organes …». Voir le site d’Élodie Petit. [↩]
- Ernstpeter Ruhe, « Le moi macĂ©rĂ©: autobiographie et avant-garde selon Rachid Boudjedra » in Alfred Hornung et Ernspeter Ruhe (dir.), Autobiographie et Avant-garde. Alain Robbe-Grillet, Serge Doubrovsky, Rachid Boudjedra, Maxine Hong Kingston, Raymond Federman, Ronald Sukenik, TĂĽbingen, Gunter Narr Verlag, 1992, p. 185-196 (ici p. 196). Voir Ă©galement : Kangni Alemdjrodo, Rachid Boudjedra, la passion de l’intertexte, Pessac, PUB, 2001. En ligne. [↩]
- Sur l’histoire de la maison d’édition Sindbad, et plus particulièrement sur le travail de Pierre Bernard, je renvoie Ă mon article « “L’Imam libre sans mosquĂ©e de Barbès” ou petit ghazel pour Pierre Bernard », en ligne sur Tombolo. [↩]
- L’ébauche de ce texte a dĂ©marrĂ© en avril 2021. Sortait alors la première Ă©dition d’Anthologie douteuses. Nous sommes en mai 2022, après un premier tirage Ă 700 exemplaires, puis une rĂ©-Ă©dition Ă 1000 exemplaires en 2021 , la troisième Ă©dition sortira prochainement et sera tirĂ©e Ă 2000 exemplaires. Je remercie Alaric Garnier et LĂ©na Araguas pour l’invitation Ă Ă©crire ce texte [↩]