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Selon le palĂ©ographe Marc Smith1, lâunitĂ© de lâĂ©criture2 nâest pas, comme pourraient le penser les linguistes, le graphĂšme, la lettre, ou les diffĂ©rentes configurations de lettres plus ou moins Ă©conomes valant dans lâinscription pour le phonĂšme de la « langue naturelle orale ». LâunitĂ© de lâĂ©criture est le trait, soit la rĂ©sultante, la trace, dâun effort moteur ou « ductus », capable de tracter, de conduire un outil spĂ©cifique sur un support donnĂ©, produisant tout un rĂ©pertoire de structures visuelles combinables les unes aux autres « dont la lettre nâest quâun degrĂ© intermĂ©diaire ».
Chaque lettre partage avec les autres lettres un certain nombre de traits3 tout en prĂ©sentant une configuration assez singuliĂšre pour ĂȘtre distinguĂ©e selon le principe dâopposition cher Ă la linguistique, Ă la gestaltpsychologie, aux recherches ophtalmologiques dâĂmile Javal et Ă la phĂ©nomĂ©nologie de la perception en gĂ©nĂ©ral. Il existe ainsi un rĂ©pertoire de traits combinables, « infĂ©rieur en nombre aux lettres » qui saura reconstituer lâensemble des conjonctions et des disjonctions identitaires de lâalphabet.
LâunitĂ© du trait ne coĂŻncidant pas avec lâunitĂ© de la lettre, telle lettre nĂ©cessitera plusieurs traits et certains traits, qui se dĂ©velopperont avec « les phĂ©nomĂšnes de cursivitĂ© » seront des traits de liaison qui concerneront un certain nombre de lettres contiguĂ«s. Les traits affectĂ©s (Ă une lettre particuliĂšre) ou les ligatures se sĂ©pareront en traits « primaires » structurels, et en traits « accessoires » plus ou moins dĂ©coratifs.
Il faudra dĂšs lors considĂ©rer une histoire de la vie des traits, « les mĂȘmes traits Ă©volu[a]nt diffĂ©remment dans les diffĂ©rentes lettres », et dans la combinaison de lettres diffĂ©rentes. Cette Ă©volution sera en partie arbitraire, relative Ă la libertĂ© de chaque scripteur ou aux accidents qui pourront Ă©mailler sa pratique. Mais ce cours de la vie des traits sera aussi liĂ© au mouvement de lâhistoire des cultures, de la technique, des mentalitĂ©s et de ce quâon peut appeler les conditions objectives de lâĂ©criture. LâĂ©criture est toujours dĂ©finie en termes de destination, de statut : Ă©criture intime, de dĂ©monstration, de publicitĂ©, consĂ©quemment Ă©criture rapide, Ă©criture lente, etc. Le trait est toujours la rĂ©sultante dâun certains nombres de moyens et dâusages techniques : stylet sur cire, pinceau sur papier avec des angulations variables de lâoutil et du support, papyrus ou parchemin, plume plate ou pointue, dure ou souple, large ou Ă©troite, burin sur pierre, posture debout, assis, couchĂ©, buste penchĂ© ou droit, bras tendu ou main posĂ©e, support tenu ou mobile, etc.4.
Il faudra Ă©tudier comment, en termes de description, les traits « se recomposent sans cesse » dans un rĂ©pertoire de lignes de construction et de modules morphologiques descriptifs des lettres. Une vie des traits et des modules des lettres qui sera animĂ©e de deux mouvements contradictoires. Dâune part les ductus et les anatomies tendront, par habitude de pratique, par convention sociale, Ă se rapprocher, Ă sâimiter, Ă adhĂ©rer les unes aux autres, Ă se rĂ©guler dans des effets de modĂ©lisation : ce que les linguistes appellent assimilation et Ferdinand de Saussure, une « cristallisation sociale »5. Dâautres part, par nĂ©cessitĂ© ou par accident, les expressions scripturales viendront Ă se diffĂ©rencier, Ă sâĂ©loigner par cette inconvenance, ce dĂ©rĂšglement, cette invention dĂ©libĂ©rĂ©e ou subie que les phonologues appellent dissimilation.
Une des lettres particuliĂšrement exemplaires de cette vitalitĂ© darwinienne des Ă©critures qui semble fasciner Marc Smith â en confirmant ma propre fascination â est la lettre g, septiĂšme lettre de lâalphabet, chiffre magique6 qui semble en faire la lettre de toutes les projections, en tous cas, une lettre de lâemblĂ©matique capable de signer lâhĂ©raldique cryptique des mystĂšres franc-maçons.
On sait que le G est le fruit de la transformation du dessin forcĂ©ment capital du C romain qui sâĂ©tablit selon Marc Smith au 3e av. J.-C. Plutarque prĂ©cise que le rajout dâune prothĂšse Ă lâarticulation dâabord un peu fragile Ă la plĂ©nitude de la panse du C est lâinvention dâun certain Spurius Garbilius Ruga ou Garvilius ou bien encore justement Carvilius7.
Cette transformation qui semble inventer une forme Ă la nĂ©cessaire restitution dâun son nouveau correspond plutĂŽt Ă une forme de restauration dans la longue migration culturelle des graphĂšmes et de leur attribution variable aux sons de la langue orale. Les sons [g] et [k] sont, selon les phonĂ©ticiens, des consonnes occlusives8 vĂ©laires9. Le C romain prononcĂ© [k] retourne selon une symĂ©trie verticale le C Ă©trusque en retrouvant lâorientation de lâanguleux Gamma grec dont ils proviennent tous deux et qui se prononce [g]. LâĂ©trusque qui confond les consonnes occlusives vĂ©laires a prĂ©fĂ©rĂ© pour des raisons obscures sâinspirer plutĂŽt du Gamma grec signifiant [g] que du Kappa valant pour [k] quâil utilise du reste Ă©galement jusquâĂ son abandon Ă partir du 7e siĂšcle av. J.C. dans sa forme dite classique. Enfin cette famille de retournements voyageurs frappants â sans doute liĂ©s pour beaucoup aux changements historiques dâoutils, de posture, de statut des scripteurs et consĂ©quemment, de sens de lecture10 â trouve son origine dans la nouvelle opposition axiale de lâacrophonie du GĂŻmel / « chameau » phĂ©nicien qui « dit » dĂ©jĂ le son [g].
Marc Smith rappelle que le dessin du G latin, Ă©tabli au 3e av. J.-C., sâacoquinera ensuite, notamment dans sa partie supĂ©rieure, avec « toute une sĂ©rie de lettres » avec une sorte de gĂ©nie volage de lâimitation. Il se rapprochera du T entre le 3e et le 8e siĂšcles ap. J.-C.
Avec son adaptation minuscule, il se jumellera avec le o du 10e au 15e siĂšcles, passagĂšrement avec le s dans sa partie basse au 13e siĂšcle. La lettre g connaitra une variĂ©tĂ© particuliĂšrement remarquable de ductus au 13e siĂšcle, pour aboutir, Ă partir du 15e siĂšcle, Ă une adhĂ©sion Ă la lettre q â sans vouloir envisager aucune sourde mĂ©taphore.
Ă partir du 17e siĂšcle, dans les formes cursives Ă boucle de lâanglaise, le g « finit par avoir la partie en commun avec a, d et q, et la partie basse en commun avec j, y et z ». Et Marc Smith de conclure non seulement sur lâinconstance formelle de la lettre g, mais sur sa singularitĂ© morphologique exogĂšne : « le g bas de casse romain hĂ©ritĂ© de la minuscule caroline du 9e siĂšcle est Ă©trangement isolĂ© puisquâil ne partage de trait avec aucune autre lettre ».
Le g bas de casse pourrait apparaßtre, dÚs lors, comme un emblÚme possible et fascinant de la bizarrerie épi-paléo-calli-typo-graphique.
On pourrait multiplier les exemples historiques de la place singuliĂšre quâil occupe dans les sĂ©ries typographiques, de lâUniversal de Herbert Bayer aux expĂ©riences initiales du Futura de Paul Renner, en passant par le Minuscule corps 6 de Thomas Huot-Marchand ou le Didot BP 2009 dâIan Party.
On pourrait observer lâexotisme typographique de sa structure bas-de-casse de double panse ligaturĂ©e â quâon peut qualifier aussi de panse liĂ©e Ă une boucle11 â crĂ©ant une rythmique serpentine verticale de trois boucles inversĂ©es quâon ne retrouve pas ailleurs. On pourrait constater lâexception de son oreille, la contraction nĂ©cessaire de son Ćil pour dĂ©gager la place de la ligature de sa panse. On devrait noter la survivance, dans son dessin bas de casse romain Ă axe droit, dâeffets calligraphiques plus ou moins italiques en incohĂ©rence avec la rationalisation du dessin gĂ©nĂ©ral, comme ce placement de graisse fort sur la partie haute de la boucle basse, effet calligraphique dâune plume plate Ă 30 ou 45° dont on ne retrouve souvent pas de trace dans le haut de la lettre. On devrait noter lâarticulation pĂ©rilleuse de la descendante dont on ne sait jamais trop si elle partira de la droite ou de la gauche de la panse.
Si on osait, on se prendrait Ă voir dans ce glyphe, en plus dâun concentrĂ© dâexcentricitĂ© forcenĂ©e, une lettre liante prompte Ă Ă©pouser les contours de ses consĆurs une lettre de la liaison faite de ligature, une lettre de lâentre et de ses mouvements : un emblĂšme de la dynamique du ductus.
Thomas Huot-Marchand dit adorer cette lettre. Il souligne combien la « gĂ©nĂ©alogie compliquĂ©e » du g « lui offre justement une variĂ©tĂ© infinie de ductus et de constructions possibles, pas forcĂ©ment logiques dâailleurs ». Il prend en exemple les variations de ductus et les Ă©tonnantes ligatures de lâĂ©criture mĂ©rovingienne de Luxeuil, son g « qui se trace presque en un seul geste ».
Mathieu Cortat se dit fascinĂ© par le « g italique du Fournier Monotype : bancal, inconsistant, irrĂ©gulier, illogique dans sa construction⊠et tellement beau ! ». Il considĂšre le g comme un « beau phĂ©nomĂšne » un brin exclusif, rĂ©tif aux systĂšmes de grilles, de copier/coller, de modules. Un caractĂšre « dangereux dans les graisses fortes car plein de courbes et de contre courbes » qui serait la « cerise sur le gĂąteau » capable de donner un certain cachet Ă un alphabet sans cela assez banal12 » en mĂȘme temps quâun formidable terrain de jeu typographique : « Il permet bien plus dâamusements et dâexpĂ©rimentations quâun n plan-plan ou quâun o fatalement arrondi et une jolie ligature gg par exemple pour lâitalien ».
Mais tous les dessinateurs ne partagent pas notre fascination pour lâĂ©trange caractĂšre.
Si Sarah Kremer et Thomas Bouville reconnaissent le g comme « la forme la plus singuliĂšre des alphabets », ils ne lui reconnaissent pas vraiment le statut dâun « cas particulier du dessin de caractĂšres, ni en termes dâeffet, ni en termes de difficultĂ© de conception ou dâexĂ©cution ».
Charles MazĂ© nâest pas plus sensible Ă lâĂ©trangetĂ© du glyphe dont il se rappelle seulement quâil Ă©tait au contraire la seule lettre stable dans une sĂ©quence filmique de dĂ©monstration de lâhistoire typographique de Jean Mallon qui voyait le mot ergo tourner sur lui mĂȘme et autour de notre fameux caractĂšre en changeant de dessin.
Jean-Baptiste LevĂ©e va plus loin dans la rĂ©gulation assimilatrice de lettre rĂ©tive : « lâĆil du g est une adaptation du o, la panse une adaptation du s, lâoreille une adaptation du t ». Les placements de graisses calligraphiques perdurant dans les caractĂšres rationnels Ă axe droits lui paraissent relever plus dâune approche « synthĂ©tique quâexotique », en tous cas dâun hĂ©ritage calligraphique « logique » quâon retrouve du reste dans le dessin de la « quasi totalitĂ© des chiffres ».
Alice Savoie et Ămilie Rigaud jouent les mĂ©diatrices en intĂ©grant la lettre frondeuse dans un systĂšme de lâalphabet fait justement de rĂšgle et dâexception, dâassimilation et de dissimilation. Lâapproche « typo-graphique »13 qui voit « la vie des traits » policĂ©e, sĂ©rialisĂ©e, traitĂ©e selon des procĂ©dures de lissage, de redondance, de rĂ©gulation visant Ă lâutilisation du plus grand nombre, semble faire valoir, dans lâobstination Ă la diffĂ©rence de la fameuse lettre g, lâemblĂšme de son exigence dâinvention, dâimprĂ©visibilitĂ©, dâ« idio-me »14 , de caractĂšre.
Ămilie Rigaud conseille de « regarder les 26 lettres bas-de-casse comme une unitĂ© : elles sont toutes rassemblĂ©es dans un espace moyen commun, mais certaines se distinguent un peu du lot et sâĂ©loignent de cette harmonie sans la briser ».
Alice Savoie propose de « distinguer deux groupes au sein dâun alphabet », groupes quâelle nomme de maniĂšre « trĂšs subjective âla baseâ et âles exceptionsâ. La base est constituĂ©e de formes qui se rĂ©pĂštent et qui permettent dâĂ©tablir le rythme du caractĂšre : les h/m/n et autres b/d/p/q ou v/w/x/y, formes qui se rĂ©pondent forcĂ©ment les unes aux autres et en cela constituent les fondations dâune crĂ©ation typographique. Leur rĂ©pĂ©titivitĂ© nĂ©cessite une charpente bien Ă©tablie, solide, et permet peu de fantaisie.Â
Viennent alors les exceptions, câest Ă dire ces quelques autres lettres qui pourront se permettre un peu plus dâexpressivitĂ©, de singularitĂ© puisquâelles ne se rĂ©fĂšrent Ă aucune autre ou presque : a, g, r, s, t⊠ [Ămilie Rigaud parle plutĂŽt des f, k et y] Le a et le g surtout sont certainement les deux lettres les plus singuliĂšres je crois, et celles pour lesquelles le crĂ©ateur de caractĂšre produit souvent de multiples variantes, plus ou moins expressives, plus ou moins alambiquĂ©es, jusquâĂ trouver la juste formule. Jâobserve souvent que le g et le s sont les deux lettres les plus difficiles Ă apprivoiser pour les Ă©tudiants, qui ont du mal Ă en saisir les proportions, les rapports pleins dĂ©liĂ©s ».
- http://www.college-de-france.fr/site/colloque-2011/symposium-2011-10-14-10h45.htm [↩]
- Et il faut bien comprendre que dans cette approche « graphologique », nos affaires de typographie, câest Ă dire de lettres dessinĂ©es, doivent ĂȘtre pensĂ©es Ă lâaune des structures premiĂšres que sont les expressions scripturales qui vont dâune pratique communes relĂąchĂ©e (cursiva currens) Ă une exigence de fonction (cursiva, textualis ou hybrida libraria) ou de dĂ©monstration (cursiva, textualis ou hybrida formata). [↩]
- Câest ce quâon a pu, peut-ĂȘtre, appeler lâanatomie de la lettre avec ses rĂ©gularitĂ©s dâalignement et ses redondances structurelles de hĂąstes, de panses, de diagonales, dâempattements, etc. [↩]
- Ici, il faudra par exemple lire Jean Malon, Robert Marichal, Gerrit Noordzij ou Colette Sirat. [↩]
- Ă propos de lâadĂ©quation peut-ĂȘtre tout aussi morphologique des idĂ©es et des sons cf Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique gĂ©nĂ©rale, Paillot, Paris, 2005 (1916), p. 30 [↩]
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Sept%C3%A9naire_%28symbolisme%29 [↩]
- Plutarque, Ćuvres morales (trad. AbbĂ© Ricard) Tome troisiĂšme, Ă©dition Veuve Desaint 1785 BibliothĂšque Municipale de Lyon, p. 414 [↩]
- La consonne occlusive se produit par blocage de lâair au niveau de la bouche, du pharynx et de la glotte [↩]
- La consonne vĂ©laire se produit par appui de la langue sur le « voile » du palais [↩]
- Colette Sirat, La morphologie humaine et la direction des Ă©critures, AcadĂ©mie des Inscriptions et Belles Lettres, Comptes Rendus 7-56, 1987 https://drive.google.com/file/d/0B_RqlSRxIicLbDJTbXE1c2xHS0k/view?pli=1 [↩]
- et lâon constate quâavec cette lettre, le vocabulaire morphologique atteint ses limites [↩]
- et de citer le Gill Sans dâĂric Gill. [↩]
- Selon la fameuse expression de GĂ©rard Blanchard, Pour une sĂ©miologie de la typographie, Ăditions Magermans, Rencontres de Lure et Ăcole dâart de Besançon, automne 1978, qui voit la typographie « Ă©crite en deux mots » souligner son objet de typisation des singularitĂ©s de lâĂ©criture manuscrite [↩]
- du grec idiomĂą, idiomatos, « propriĂ©tĂ© particuliĂšre », Alain Rey (dir.) « Idiome » Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, Dictionnaires Le Robert, Paris, 2000, p. 1775 [↩]
Et l’incroyable collec de M.Tacer
http://glutamate.tumblr.com/
https://youtu.be/6p5fqMIbRzc?list=LLXf-pD3WMcX6B_3F3xX6hJQ coucou, une petite musique avec un G!
Et puis le dernier des G!
http://urlz.fr/2sHu