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Simon Schaffer nous reproche, à nous autres français, de ne pas avoir gardé, pour qualifier la révolution de ce qu’on appelait, il n’y a pas si longtemps, les NTIC — ou Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication — notre bon vieux mot de 1730, digital, et de lui avoir préféré le mot numérique, par un retournement dont l’histoire a le secret. Parce que, quand on a voulu le réintroduire dans le vocabulaire français, en 1960, l’Académie des sciences le rejeta pour anglicisme. En quelque sorte, on s’était mis le doigt dans l’œil…
C’est que digital est un mot compliqué. Un mot au moins duel, qui fait communiquer le monde tangible des événements et celui de leurs représentations les plus immatérielles. Un mot, donc, à expliquer, à déployer dans le sens d’une activation de ses perspectives, d’une découverte de ses cohérences flexibles et de ses dynamiques courbes…
Exo-darwinisme
Simon Schaffer nous rappelle à la richesse de ce terme qu’avait déjà relevée Pierre Vanni. Non seulement, « en anglais, le mot digit traduit le terme de doigt comme celui de chiffre », et l’on se rappelle que notre système décimal est aussi lié à notre nombre manifeste de doigts, mais quand on parle de digital, « on évoque ces doigts qui tapent sur le clavier, ces doigts qui codent et entrent de l’information ».
Bruno Latour renchérit : la révolution numérique remonte aux visions d’Alan Turing, à sa machine héritière du télégraphe qui invente l’informatique et nos réalités computationnelles. Mais la révolution numérique relève d’une révolution bien plus ancienne : une révolution, justement digitale, qui voit les doigts codifier manifestement le réel en chiffres et en alphabets. Du reste, l’article fondateur de celui qui allait peupler l’ordre du monde de 0 et de 1, et auquel la pomme croquée d’Apple rend un hommage posthume et coupable, est plein d’une réalité bien tangible. Il nous parle de tout un « zoo de choses extraordinaires » selon le propre terme de Latour ; des travestis, Allah, des bureaucrates, des enfants battus avec des orties…
L’ordinateur ne serait, comme le disent Michel Serres après André Leroi-Gourhan et Ernst Kapp, qu’une prothèse. La dernière d’une longue histoire des sciences, de la culture et des civilisations, qui permettrait à l’homme d’externaliser, d’extérioriser, de projeter ses fonctions organiques, et par exemple ses facultés cognitives de mémoire et de raison. Cette sorte d’exo-darwinisme, comme le qualifie Michel Serres, permettrait à ce grand primate de mieux être adapté à son environnement et armé dans la compétition vis-à -vis de l’ordre naturel. Compétition qu’il a désormais visiblement remporté, peut être à ses dépens…
C’est que cela fait un moment que la réalité est augmentée par le virtuel de la pensée et par les interventions techniques de l’homme. Et cela fait un moment que ces inventions ont un effet en retour sur les réalités augmentées de la pensée elle-même.
L’homme ancien, plutôt quadrumane que quadrupède se redresse pour des raisons obscures. Sa bouche autrefois préhensile, ses mains « porteuses » et locomotrices ne servent plus à rien. Elles ont perdu leur fonction. Évidemment cette perte est une libération. Cette dé-fonctionnalisation est une promesse, un potentiel de fonction. La bouche peut se mettre à parler. Le pouce peut s’opposer aux autres doigts pour attraper et manipuler l’environnement. C’est l’une des caractéristique de l’intelligence que de pouvoir combler le vide de nos fonctionnements, et par là même, d’inventer des prothèses pour améliorer les facultés des êtres qu’elle anime. Une intelligence du reste pas spécifiquement humaine : les corbeaux jettent les noix d’une certaine hauteur pour qu’elle se brisent…
Comme l’illustre notre exemple animalier, les prothèses quittent rapidement le corps. On invente des appareillages externes qui reproduisent avec plus d’efficacité nos capacités. La roue vient par exemple imiter et remplacer le mouvement moteur de la marche, mais permet de porter plus de poids sur une plus longue distance. La poulie démultiplie notre force musculaire, etc.
Puis, nouveau saut qualitatif, des prothèses externalisées viennent à remplacer nos fonctions intellectuelles elles-mêmes. Le verbe et avant lui, certainement, des communications pré-verbales, posturales, faciales, sonores, assumaient déjà une projection extérieure de nos capacités intellectuelles. Mais, avec l’écriture, c’est autre chose. La pensée, en s’incarnant sur des tablettes d’argile, peut soudain se situer, en miroir, à distance d’elle-même. Comme l’a montré Jack Goody, cette soudaine auto-réflexivité de la pensée, accompagnée de l’introduction d’une rationalité graphique, fondée notamment sur les catégories conceptuelles inédites de la liste, de la formule et du tableau préparera la naissance de la philosophie grecque et son amour du relief logique.
Mais, là encore, il y aura apparemment perte paradoxale : perte qui se résout en un gain. Contre Socrate qui, sous la plume de Platon, reprochait à ce dernier de perdre la mémoire, Montaigne dit préférer « une tête bien faite à une tête bien pleine ». Une tête bien faite, c’est à dire aussi une tête libérée de ses obligations mémorielles. Une tête à l’ère Gutenberg de l’externalisation des facultés cognitives par l’imprimé. Socrate avait raison. L’homme moderne, celui du livre, à fortiori celui de l’internet, a beaucoup moins de mémoire que le sauvage qui transmettait sa culture oralement, que l’ancien aède qui chantait les exploits des héros de village en village… Les têtes de l’ère des prothèses mnémoniques que sont les livres deviennent libres de se consacrer à de nouvelles activités peut être plus utiles, peut être plus essentielles. Par exemple l’observation et l’expérimentation qui amèneront la science dite moderne et les techno-sciences du monde machinisé. Les nouvelles technologies digitales ; l’ordinateur, internet, la bionique, les réseaux numériques, toutes leurs formes, leurs applications, leurs terminaux et leurs développements futurs participent et participeront de cette histoire des prothèses intelectuelles. De ce que Bernard Stiegler appelle, après Platon, Michel Foucault et Jacques Derrida, du doux nom d’hypomnemata, soit l’externalisation technologique de l’esprit ; l’artificialisation de la mémoire, du calcul et de la raison : du traitement de l’information.
Et l’on peut se demander, toujours avec Stiegler, si ce processus d’externalisation n’est pas aujourd’hui en train de s’inverser. De se ré-internaliser. D’abord avec les puces Rfid, ces marqueurs radio d’identification et d’interaction qu’on envisage d’intégrer dans des objets ou des organismes vivants. Mais aussi, par un effet en retour, de considérer notre corps dans son entier, comme la prothèse généralisée de notre « unité centrale » cérébrale. Un corps plastique, objectivé, qui peut être sans-cesse réinventé, réactualisé par la chirurgie esthétique ou les implants de toutes sortes. Après Iron man (illustration 1), l’homme qui valait trois milliards (illustration 2) ou la nouvelle main de Luke Skywalker (illustration 3).
La matérialisation de choses immatérielles
Si cette notion de virtualitĂ© s’est si fortement imposĂ©e, et avec l’effet de fĂ©tichisation qu’on sait, dans la dĂ©signation de ces nouvelles technologies, c’est sans doute par un effet duel d’opposition et d’adĂ©quation. Opposition Ă l’ordre ancien des productions culturelles et intellectuelles digitales apparemment plus tangibles, comme le livre, la peinture… AdĂ©quation Ă cet empire des matières intellectuelles sur un mode renouvelĂ© et impressionnant. Et il est indĂ©niable que la rĂ©volution de l’accès aux matières culturelles et la puissance computationnelle engagĂ©e aujourd’hui, par exemple, dans le traitement des images et des textes, en fait des « hyper-images » et des « hyper-textes », mais pas moins matĂ©rielles. Au contraire, selon le mot de Stiegler : hyper-matĂ©rielles…
Contre la fable bien établie de la révolution de l’immatériel dans laquelle nous vivrions, il faut dire que le chant du chœur antique ou du griot est bien plus virtuel que le livre, lui même moins matériel que les polygones 3D des espaces soi disant virtuels de nos jeux vidéo. Le livre est en tous cas matériellement plus économe. Il ne nécessite pas cette débauche énergétique et technologique proprements matériels : cette électricité, ces abonnements à des fournisseurs d’accès, ces logiciels système et autres logiciels applications, ces modems, cette souris, cet écran…
L’ordinateur ne serait donc qu’un objet du monde. Pire, il ne serait pas, contre une croyance bien établie, un objet virtuel. Il serait un objet presque pas numérique, un objet presque analogique. Schaffer souligne avec Latour que, si l’ordinateur fabrique du numérique, c’est-à -dire des 0 et des 1, il le fait à partir de voltages analogiques. Et que c’est seulement par « tolérance », par le rafraîchissement du signal lié à l’extrême redondance à l’intérieur de ses processeurs, que l’ordinateur arrive à ce que Latour appelle des « effets d’émergence à peu près numériques ». Et il souligne combien c’est l’ensemble même de la chaîne de l’ordinateur et de ses périphériques qui est presque analogique. En entrée, ses sources le sont le plus souvent. Les scanners, systèmes optiques de captation, le sont également. En sortie, ses productions le sont évidemment. Son fonctionnement électrique intime l’est également. Entre temps existent ces « effets d’émergence ».
Simon Schaffer a organisé, avec Adam Lowe, une exposition à Cambridge en 2000, bien nommée N01SE, dans laquelle Adam Lowe montrait notamment Grey Cultured Cells (illustration 4) : une série de 18 agrandissements d’impressions réalisées avec des imprimantes Cmjn différentes, à partir du même fichier numérique de gris neutre. Évidemment, le résultat montre des différences sensibles. On est presque face à des œuvres différentes d’un genre de Gerhard Richter qui tenterait d’épuiser l’abstraction en passant d’un tachisme néo impressionniste, à un genre de dégradé de peinture radicale, à une méta pattern painting, puis à une sorte de pata Lichtenstein qui s’intéresserait à la trame dans une perspective abstraite ! Le circuit du numérique est évidemment, comme tout échange matériel de données, plein de bruits contingents, c’est-à -dire d’informations non intentionnelles : bruits à la captation, à la médiation, à la restitution qui viennent pas mal perturber la métrique et la maîtrise du bel ordonnancement numérique…
L’ordinateur est presque numĂ©rique, presque virtuel, et ce presque est essentiel. Il signale prĂ©cisĂ©ment sa nature digitale ; ce point de touche du virtuel et du matĂ©riel, de l’analogique et du numĂ©rique, du matĂ©riel et de l’immatĂ©riel ; ce fameux digit qui dĂ©signe de ce doigt, que l’imbĂ©cile et le sĂ©mioticien regardent, « la rencontre de l’esprit et du monde » pour paraphraser Ernst Gombrich.
Bernard Stiegler ne cesse de tempĂŞter contre les chantres de la pseudo Ă©conomie de l’immatĂ©riel : selon lui, « l’immatĂ©riel n’existe[rait] pas, n’a[urait] jamais existĂ©, et n’existera[it] jamais ». Qu’existerait-il donc dans le genre de matières et de matĂ©riels digitaux dont on a parlĂ© ? Et bien, Stiegler range ces phĂ©nomènes intellectuels et techniques Ă©tranges dans une classe paradoxale de matière « inorganique organisĂ©e ». Cette manifestation paradoxale que Stiegler appelle, avec son amour des nĂ©ologismes : hypermatière, correspond Ă une discrĂ©tisation, une grammatisation, une codification de la pensĂ©e et de la mĂ©moire qui est aussi pensĂ©e et mĂ©moire du monde et de la matière. Une matière inorganique organisĂ©e qui irait « du silex taillĂ© jusqu’à ce dictaphone Usb et au delà — jusqu’à l’Ipv6 ».
Bruno Latour persiste et signe. Ce dialogue du matériel et de l’immatériel, dont le digital serait en quelque sorte l’interface, ne se ferait pas dans le sens qu’on attendrait. Le digital ne correspondrait pas, comme on le dit si souvent, à une dématérialisation des choses matérielles, cette fameuse réalité virtuelle. La révolution digitale qui est la notre serait, au contraire, le théâtre de la matérialisation de choses immatérielles.
Bruno Latour, qui est un sociologue autant qu’un philosophe, donne l’exemple de l’avatar et de la définition de l’espace politique. Lorsqu’on se dit dans un café, marseillais, belge, graphiste, de gauche… on enfile une sorte d’avatar. Avatar qui changera dans la représentation qu’on donnera de nous dans une autre occasion, en famille, chez le médecin, entre amis… Mais, précisément, ces avatars ou ces controverses, arguments et autres rumeurs qui se développent d’individu à individu, dans les salons ou les places de village, ne laissaient pas jusqu’alors de traces. Prenons des questions telles que la nation qui agite tant, après celle du travail, de la sécurité et pourquoi pas de la famille, les esprits de notre belle France sarkozienne. Cette question qui s’est écrite jusque là , de l’extérieur, par expert ou personne autorisée interposée, journaliste, écrivain… « dans le sang et les larmes », ne connaît presque pas d’expression individuelle directe, mis à part quelques publications : certains rapports scientifiques, quelques sondages et autres articles politiques d’experts. Ces effets d’entraînement sociaux de réseau sont proprement immatériels. Il en va tout autrement avec les canaux des Ntic. Soudain, tout s’écrit, individuellement, pour l’éternité, et jusqu’aux carnets intimes livrés au marbre numérique et aux regards de tout un chacun. Ces anciens avatars, ces rumeurs, ces controverses, ces arguments qui traversaient le corps social sans laisser de marque acquièrent une nouvelle traçabilité. Une dimension matérielle qui permet une nouvelle appréciation de notre identité voire de notre intimité. Un profil d’ailleurs sans doute trop accessible et qui permet par exemple un peu trop facilement à des Directeurs de Ressources Humaines de se faire une idée sur nous en allant consulter notre empreinte digitale…
Homme signe
Umberto Eco dĂ©crit cet homme singe (illustration 5) qui, non seulement, va de branche en branche, mais voit soudain dans cette branche un arc ou une masse. L’outil est avant tout un signe de l’outil dans la tĂŞte du primate supĂ©rieur que nous sommes tous restĂ©s plus ou moins. Et ensuite, ce signe virtuel peut venir se concrĂ©tiser dans l’objet matĂ©riel. L’outil technique est justement ce qui matĂ©rialise l’abstraction d’une pensĂ©e. Le langage, l’Ă©criture, le livre, l’internet, avec une accĂ©lĂ©ration stupĂ©fiante des performances computationnelles du traitement cognitif de l’information, sont, de mĂŞme, la manifestation matĂ©rielle, et de plus en plus tangible, de ce qui jusqu’alors Ă©tait abstrait, immatĂ©riel, virtuel : la pensĂ©e mĂŞme. Cette intelligence que, sĂ»rement, Ă des degrĂ©s divers, nous partageons avec les autres animaux. Et l’on peut se demander, puisqu’on est plus Ă une gĂ©nĂ©ralisation près, si la digitalisation des matières de la pensĂ©e n’est pas presque aussi vieille que la pensĂ©e humaine elle-mĂŞme.
C’est que cette notion digitale, duelle et mĂ©diate, que nous tentons de dĂ©gager, nous rappelle fortement Ă cette dĂ©finition de Ferdinand de Saussure du signe, Ă la fois signifiant matĂ©riel et signifiĂ© virtuel « liĂ©s comme le recto et le verso d’une feuille ». Contenant et contenu : forme et information. La rĂ©volution de l’ère digitale, après la rĂ©volution de l’ère Gutenberg nous rappelle Ă cette Ă©vidence que la pensĂ©e ne se signifiera que si elle prend corps. Si elle se manifeste dans un support matĂ©riel : un mĂ©dium Ă la fois moyen et milieu. Inversement les matières du monde ne se signifieront que si on est capable de les rencontrer, c’est-Ă -dire d’abord très simplement de les percevoir : de les transformer en signes. Daniel Bougnoux nous explique que la rencontre perceptive du monde matĂ©riel qu’il appelle biosphère, se fait par un travail de duplication de cet ordre des objets et des Ă©vĂ©nements en une sĂ©miosphère. Un monde de signes qui soit susceptible de les reprĂ©senter. ConformĂ©ment Ă notre nature d’homme signe, com-prendre le monde, comme ce verbe l’indique très clairement, c’est le reproduire dans notre esprit sous forme de signes. Le signifier pour pouvoir l’intĂ©grer, pour l’amener avec nous…
On y revient et les modernes nous avaient prévenu : Il n’y a pas de contradiction, s’agissant de productions intellectuelles, et par exemple d’art, entre abstraction et matérialité. Les peintres abstraits produisaient des peintures concrètes. Constantin Brancusi déclarait par exemple : « Il n’y a que les idiots qui qualifient mon travail d’abstraction. Ce qu’ils appellent abstraction est ce qui est le plus réel. Ce qui est réel n’est pas l’apparence mais l’idée, l’essence des choses ».
Dans l’économie perceptive du signe, le digital occupe la place d’un genre d’âge efficace et mature du signe. En finissant par se dĂ©tacher des apparences du monde, en rompant avec la logique de la ressemblance de l’icĂ´ne et l’articulation manifeste, synecdochique, de l’indice, ces « enfances du signe » selon le terme de Bougnoux, le digital atteint Ă l’arbitraire efficace, computationnel, « adulte » de la construction de ce que Jacques Lacan appelle le symbolique. Une construction autonome vis-Ă -vis du monde autant qu’elle peut l’être, en tous cas, l’expression d’une crĂ©ation proprement humaine.
On a déjà évoqué cette façon nouvelle de considérer notre corps comme la prothèse de notre esprit et de notre ego. Peut-être assiste-t-on, avec l’exponentielle accélération des puissances numériques et des techno-sciences, à l’objectalisation de la biosphère en son entier. Non seulement notre corps serait concerné. Mais l’empire démiurgique de notre omnisciente omnipuissance digitale et techno-scientifique s’étendrait peut être maintenant également à la nature, à la vie, à la mort elles-même… Contre René Descartes, son homme fini et sa nature, évidemment empreinte du divin, infinie, comme le confirme la crise écologique majeure que nous traversons, c’est l’homme qui semble infini et peut aujourd’hui en finir avec la nature…
Pour revenir à cette spécificité digitale de l’homme signe, il faut sans doute constater avec Michel Serres, qu’avec la révolution digitale, qui commence, rappelons-le, au moins avec l’invention de l’écriture et se poursuit avec celle de l’imprimerie, l’externalisation prothétique concerne des facultés qui étaient jusque-là définitoires.
Comme on le sait, le cogito cartĂ©sien, c’est-Ă -dire les facultĂ©s de mĂ©moire, de raison et d’imagination, se proposent de dĂ©finir en propre la nature humaine. En pensant nous serions. Ce processus historique d’externalisation digitale de la mĂ©moire et en partie des capacitĂ©s de raison, tout du moins dans leur dimension de calcul, Ă©quivaut ainsi Ă une dĂ©nudation de nos facultĂ©s, ou plutĂ´t Ă un genre de sĂ©lection de nos qualitĂ©s dĂ©finitoires. On ne garderait en tĂŞte que ce qui nous dĂ©finirait le mieux, laissant aux machines les tâches machiniques. Si nous sommes, comme le dit Gilles Deleuze, des sortes de machines dĂ©sirantes, c’est aussi que ce qui nous dĂ©finit en propre est ce qui Ă©chappe Ă la machine et Ă ses calculs. La spĂ©cificitĂ© de ces prothèses intellectuelles et techniques serait donc aussi de nous concentrer, par effet d’encerclement, sur nos spĂ©cificitĂ©s d’homme, sur nos consistances pour reprendre le vocabulaire de Stiegler, c’est-Ă -dire, prĂ©cisĂ©ment, sur ce qui Ă©chappe Ă l’empire numĂ©rique. L’empreinte digitale dont on a parlĂ©, avec notre amour coupable des mots, est une empreinte en creux. Cet animal humain ne serait pas seulement en Ă©rection (erectus), habile (habilis), savant (sapiens). Il ne serait pas non plus exclusivement calculateur, comptable. Il serait visiblement singulièrement crĂ©ateur, constructeur, rĂŞveur, rieur, dĂ©sirant…
L’homme signe correspond Ă une dĂ©finition centrifuge et dynamique de l’homme, par ses Ă©changes, ses contributions, ses liens. Les machines dĂ©sirantes, comme Gilles Deleuze nous l’avait dit, ça ne marche pas au niveau molaire mais « au niveau molĂ©culaire ». Ça produit au niveau de l’articulation avec d’autres machines, au sein de l’échange avec d’autres ĂŞtres dĂ©sirants : au niveau infra-individuel de ce qui traverse le corps social, d’individu en individu. Avec l’âge digital, on sort de l’exclusivitĂ© centripète de la monade psychologique pour rentrer dans les notions d’interpolation et de rĂ©seau, d’inter-subjectivitĂ©, de modes, d’influences, de flux imitatifs comme l’a dit Gabriel Tarde, d’acteur rĂ©seau comme l’actualise Latour. L’ère digitale est caractĂ©risĂ©e par une dynamique et une interaction. Les contenus internet sont le fruit d’une inter-emprise entre individus et outils technologiques. Les Tic permettent non seulement un tĂ©lĂ©-travail mais elles favorisent un travail collectif, un mouvement de collaborations plus ou moins formelles et hiĂ©rarchisĂ©es. La dĂ©finition du Web 2.0, proposĂ©e en 2004 par Dale Dougherty et John Batelle, est celle d’une plate-forme dynamique. Un mĂ©dia social dĂ©diĂ© Ă ses utilisateurs. Un support caractĂ©risĂ© par une « architecture de participation » et une interconnexion gĂ©nĂ©ralisĂ©e. L’invention d’Internet et qui poursuit cette « tradition » communicationnelle du digital, est d’ores et dĂ©jĂ celle d’un modèle Ă©conomique de la contribution.
Comme toute invention technologique, l’ère digitale se pose aussi en termes de moralité, de politique et d’exercice du pouvoir. Le feu du fils des âges farouches (illustration 6) pouvait déjà réchauffer comme détruire. On connaît l’intimité du développement de la typographie et de l’imprimerie avec l’avènement idéologique du protestantisme aux XVIe et XVIIe siècles. La télévision, comme en son temps la radiophonie, fut un formidable outil de la guerre d’influence de tous les pouvoirs. Michel Serres rappelle l’étymologie de l’adresse qui affecte l’efficacité adroite du rectangle au découpage d’une géométrie, c’est à dire à l’exercice d’une maîtrise et d’une mesure du monde, d’une localisation propice à tous les pouvoirs. L’adresse est conçue à l’adresse du roi (ad rex). Internet, en passe de devenir le médium dominant, intéresse tous les chantres du comportementalisme, de la propagande et de l’influence de groupe, et notamment à l’ère des économies libidinales, de ce que Stiegler appelle psychopouvoirs et Deleuze, avec Foucault et après William Burroughs, les sociétés du contrôle. « Dans les sociétés de contrôle, au contraire, l’essentiel n’est plus une signature ni un nombre, mais un chiffre : le chiffre est un mot de passe, tandis que les sociétés disciplinaires sont réglées par des mots d’ordre (aussi bien du point de vue de l’intégration que de la résistance). Le langage numérique du contrôle est fait de chiffres, qui marquent l’accès à l’information, ou le rejet. On ne se trouve plus devant le couple masse-individu. Les individus sont devenus des « dividuels », et les masses, des échantillons, des données, des marchés ou des “banques” ». Bien sûr, internet est un médium « progressiste », plus participatif et collaboratif que le furent les radios dites libres ou les télés locales. Mais c’est aussi un formidable outil computationnel de maîtrise de l’information propre à intéresser toutes les oppressions, et d’autant plus qu’il apparaît permissif, souple, alternatif…
On peut, sans doute, et j’allais dire, malgrĂ© tout, comparer, comme le fait Michel Serres, Internet Ă une forĂŞt. Un lieu qui Ă©chappe, pour le moment, Ă l’espace gĂ©omĂ©trique du pouvoir et Ă ses lois inadaptĂ©es type Hadopi (Haute autoritĂ© pour la diffusion des Ĺ“uvres et la protection des droits sur Internet). Une jungle, un bois, lieu de tous les hommes signes mais aussi de tous les robins (illustration 7), c’est Ă dire des juges qui portent robe : des justiciers… Un espace aux règles en devenir donc, Ă crĂ©er et Ă inventer : un laboratoire de l’utopie et de l’expĂ©rimentation bien matĂ©rielle de l’espace politique. Dans ce contexte, j’aurais sans doute dĂ» parler de fracture numĂ©rique, de neutralitĂ© du rĂ©seau, d’impact Ă©cologique, ou mĂŞme de mondialisation et de globalisation, ces termes ambigus qui dĂ©signent Ă la fois la croyance en un nouvel ordre mondial, confrontĂ©e Ă l’extrĂŞme opacitĂ©, justement diffractĂ©e, des nouveaux pouvoirs, et aux ailleurs bien tangibles, du Sud et de l’intĂ©rieur, de notre beau système nĂ©o-libĂ©ral triomphant, mais ce sera, peut-ĂŞtre l’occasion de nouveaux mots compliquĂ©s…
oui! et je dĂ©plaçais tout cela dans le champ photographique…la notion d’empreinte, de nĂ©gatif et de positif par contact et de projection dans l’espace Ă distance…
L’index indique, l’indice induit et le digital est la présence bien matérielle de cette main, de ces doigts qui entrent techniquement le texte, cette extériorisation du cogito, dans le clavier alphanumérique, alphabétique et numérique… Pensée, doigts et outils techniques. Écriture, contenu, raison, système, digits, code numérique, linguistique et alphabétique…
je viens de lire ça, je sais pas ce qui m’a pris… faut s’accrocher… au moment ou tu parles de Saussure j’ai pensĂ© Ă la notion d’index qui se dĂ©ploie autour (de part et d’autre, si j’ai bien compris le « duel ») de l’image indicielle (c’est l’Ă©criture de la lumière qui m’intĂ©resse bien sĂ»r). Ce n’est pas exactement la mĂŞme chose que la dĂ©finition du « digital » mais ça passe aussi par les doigts. Elle ne passe pas que par la pensĂ©e, c’est son originalitĂ© (avec le son captĂ©) c’est aussi l’empreinte du visible tel quel (la fameuse image akĂ©iropoète) bien sĂ»r transformĂ©e par tout un tas de manipulations techniques pensĂ©es qui passent Ă travers le virtuel. c’est une autre voie de rĂ©flexion, ça traverse les corps (ça entre et ça ressort) ça passe par le regard.